Le magnifique incorrigible, farceur et cavaleur...
Philippe de Broca (1990) d’Alain Garel, Dominique Maillet, Jacques Valot et Jean-Pierre Zarader (Henri Veyrier, 1990)
Philippe de Broca a longtemps été considéré comme un cinéaste primesautier et léger, ne bénéficiant pas – à ce titre- de la reconnaissance que purent avoir ses petits camarades de la Nouvelle Vague dont il fut contemporain et l’un des compagnons de route (il participa, par exemple, au film à sketches Les Sept Péchés capitaux). Après avoir été assistant sur les deux premiers films de Chabrol (Le Beau Serge et Les Cousins), il fut crédité comme « superviseur technique » sur Les 400 coups afin que Truffaut puisse obtenir les autorisations syndicales nécessaires pour se lancer dans la mise en scène (Truffaut a d'ailleurs rédigé, à la demande des auteurs du livre, un bel hommage à de Broca, publié en 1983 dans Le Matin et faisant ici office de préface).
Malgré ce compagnonnage, le côté dilettante du cinéaste et son refus de tout esprit de sérieux ne lui ont jamais vraiment permis d’être célébré comme un véritable auteur. Peut-être aussi parce qu’il a signé quelques films difficilement rattrapables (encore que ?) comme Psy ou La Gitane. Toujours est-il que l’ouvrage, publié aux éditions Veyrier, au moment où De Broca tournait Shéhérazade (qui deviendra Les Mille et une nuits) tombait à pic et remettait les pendules à l’heure. Près de 30 ans après, même si le cinéaste bénéficie d’inconditionnels supporters et que certains de ses films sont considérés comme des classiques (L’Homme de Rio en tête), il est malheureusement retombé dans un relatif oubli très injuste.
L’essai se compose de trois parties. Dans un premier temps, Jacques Valot dresse le temps d’un essai absolument passionnant, une typologie du « héros debroquien ». Qu’ils soient « cavaleur », « magnifique », « farceur » ou « incorrigible », les héros du cinéaste se caractérisent par un certain épicurisme et une volonté de fuir le quotidien par la course effrénée (L’Homme de Rio, Les Tribulations d’un chinois en Chine) ou une volonté de fuir l’ennui quotidien par une aspiration constante à la « fiction » (en ce sens, Le Magnifique pourrait faire figure de véritable « traité théorique »). A travers ces héros, idéalement interprétés dans un premier temps par Jean-Pierre Cassel, Jean-Paul Belmondo puis Jean Rochefort (Le Cavaleur) se dessine un véritable autoportrait de l’auteur en ludion incapable de tenir en place. Autour d’eux, Valot évoque la place de l’élément féminin qu’il conjugue au pluriel puisque l’institution conjugale est rejetée de manière quasiment phobique. De la même manière, il n’oublie pas la galerie de seconds rôles qui entourent le héros debroquien (comment oublier Piéplu et Marielle dans Le Diable par la queue ?)
La deuxième partie est un autre essai, de nature plus « philosophique », signé Jean-Pierre Zarader. Il nous présente Philippe de Broca comme un « cinéaste de l’apparence » et développe de longues analyses passionnantes sur le rapport du cinéaste à l’imaginaire, au temps, à l’apparence et au vrai. Chez de Broca, le temps est suspendu, arrêté, ce qui explique en partie la structure cyclique de ses récits (avoir en mémoire la géniale réplique finale de Belmondo dans L’Homme de Rio). Plutôt que de jouer sur une volonté platonicienne de saisir l’essence des choses, de Broca est un cinéaste de l’apparence, du « divertissement » au sens où Pascal l’entendait. Zarader ouvre des pistes particulièrement pertinentes sur la dimension « baroque » de ce cinéma (« un univers baroque dans lequel la nature est introuvable. Il s’agit d’un monde sans nécessité, sans profondeur, sans référent ultime. ») Même Le Magnifique qui semble jouer sur une dichotomie plus nette entre le « réel » et la « fiction » est piégé puisque ce « dualisme fondamental se trouve dépassé dans le film puisque le réel lui-même relève de l’imaginaire auquel il semble s’opposer : d’abord parce que Merlin est, comme son nom l’indique (et comme l’affirme Charron son éditeur), un « magicien » qui fait rêver les foules (…) ». Puisque la vie est un songe, autant s’en amuser. L’auteur dresse alors un panorama de tout ce qui indique que le « réel » relève aussi de l’imaginaire : le goût de la fuite et de l’aventure, le goût des masques, des bijoux et autres diamants (Cartouche, L’Homme de Rio, La Gitane…)… Dans le même ordre d’idée, Zarader s’appuie sur Baudrillard pour évoquer le principe de « séduction » à l’œuvre chez de Broca. Pour Baudrillard, la séduction est « de l’ordre du rituel, du jeu, et finalement d’une philosophie de l’apparence », opposée à « la production qui est, comme le sexe et le désir, de l’ordre de la fonction, de la nature, c’est-à-dire ce qui relèverait d’une philosophie de l’essence ou de l’être. ». Bien étayée sans être absconse, cette analyse de l’œuvre de de Broca « axée sur cette destruction de l’idée de nature » est aussi enrichissante que stimulante.
Pour conclure, Dominique Maillet et Alain Garel nous proposent un long entretien avec le cinéaste. On le retrouve tel qu’on l’imagine à travers ses films : modeste, rigolard, rétif à tout esprit de sérieux mais néanmoins totalement conscient de ce qu’il fait (voir la blessure que fut pour lui l’échec d’un de ses films les plus personnels : Le Roi de cœur). Entre anecdotes, petits coups de griffes (tout en rendant hommage à Belmondo, il porte un regard amer sur la fin de leur collaboration, lorsque l’acteur a pris la grosse tête et ne parlait de lui qu’à la troisième personne !) et hommages sincères à ses collaborateurs ; cet entretien est un modèle du genre. Il est par ailleurs enrichi par des témoignages extérieurs, qu’il s’agisse du fidèle Jean-Pierre Cassel ou de Philippe Noiret qui dresse un portrait tendre, affectueux mais pas hagiographique du cinéaste.
Alors certes, l’ouvrage à près de trente ans, De Broca a pu tourner quatre longs-métrages ensuite (en retravaillant même avec Belmondo !) mais ce livre, unique en son genre, reste une référence incontournable pour les cinéphiles et amateurs de l’auteur du Farceur et de L’Homme de Rio…