La Cicatrice intérieure (1972) de et avec Philippe Garrel et Nico, Pierre Clémenti (Editions Re :Voir) Sortie en DVD et BR le 10 juillet 2019

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Si on distingue de manière traditionnelle deux périodes dans l’œuvre de Garrel, La Cicatrice intérieure est sans doute son film le plus célèbre de la première ; celle que Thierry Jousse définit comme la période « johannique » du cinéaste, en référence à la figure mystique de l’apôtre Jean incarnant une parole « visionnaire » et en opposition à sa période « paulinienne » durant laquelle Garrel deviendra, à l’instar de l’apôtre Paul, « l'homme du sens, le scribe qui doit écrire le récit... ».

Pour l’heure, Garrel ne « raconte » rien et tente d’imposer une simple présence au monde. Les premiers mots (qui seront pourtant très rares dans ce film quasiment muet) de Nico seront une question posée à Philippe Garrel acteur : « où nous emmènes-tu ? ». Interrogation qui sera également celle du spectateur face à une œuvre qui va s’employer à détruire tous nos repères connus, qui va privilégier la vision à la narration, la poésie au récit en prose…

Où nous emmène le cinéaste ? Dans le désert où il nous offre de splendides plans-séquences que traversent des personnages énigmatiques. Un couple qui se déchire dans un premier temps. L’homme (Garrel) reste mutique tandis que la femme (Nico) hurle son désespoir et confie ses larmes à la caméra en criant qu’elle ne peut plus respirer. L’incommunicabilité à la manière d’Antonioni est figurée ici de manière radicale : plus de psychologie mais un cri primal et un mal-être au monde ontologique. L’homme disparaîtra et viendront ensuite un enfant tirant un cheval, un cavalier nu sur sa monture (Pierre Clémenti) et un bébé sur une sorte de glacier.

Revoir aujourd’hui La Cicatrice intérieure, c’est réaliser à quel point Garrel a pu influencer certains cinéastes comme Vincent Gallo (The Brown Bunny) ou Gus Van Sant (Gerry). Déjà le cinéaste se rendait dans le désert pour éprouver les limites de la représentation et figurer une sorte de déréliction généralisée. L’une des plus fameuses scènes du film est sans doute ce magnifique travelling circulaire qui montre Garrel marcher longuement dans le désert pendant que retentit le Janitor of Lunacy de Nico avant que le spectateur constate qu’il revient indéfiniment à son point de départ. Le cercle est sans doute la figure qui symbolise le mieux La Cicatrice intérieure, comme une sorte d’enfermement qui caractérise les personnages des premiers films de Garrel : le huis-clos de Marie pour mémoire, les barbelés du Révélateur (grand film sur l’oppression) et l’infinie solitude de Jean Seberg dans Les Hautes Solitudes.

Mais à ces thématiques très modernes de l’angoisse existentielle et de l’incommunicabilité se mêle chez Garrel une sorte de retour aux origines. Ses premières œuvres sont marquées par les récits bibliques (voir Le Lit de la vierge) ou mythiques. Ce qui frappe dans La Cicatrice intérieure, c’est à la fois l’extrême dénuement de l’œuvre (pas de scénario, trois personnages dans le désert, une succession de plans-séquences) et la splendeur formelle de l’ensemble. Les plans de Garrel, admirablement composés, évoquent aussi bien certains pans du cinéma expérimental (Warhol, Snow) que la peinture préraphaélite avec son archer nu sur son cheval et ce bébé sur une sorte de nuage de glace lui donnant des allures angéliques.

Pour conclure, il faut dire et redire que ce film vaut surtout comme « trip » hypnotique. Chef-d’œuvre d’un certain cinéma psychédélique, La Cicatrice intérieure est une invitation au voyage, un rêve (ou cauchemar) éveillé qu’il faut regarder « sans se poser de questions » (comme le recommande lui-même Garrel).

Son romantisme désespéré, son dandysme assumé (voir la tenue de Garrel pour marcher dans le désert) et les chansons déchirantes de la grande Nico n’ont pas fini de nous envouter et de nous hanter…

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