Egéries énigmatiques
Cinématique des muses (2019) de Ludovic Maubreuil (Editions Pierre Guillaume de Roux, 2019) En librairie depuis le 4 juillet 2019
D’une manière traditionnelle, il semble beaucoup plus aisé pour quiconque se pique d’écrire sur le cinéma de s’intéresser aux réalisateurs plutôt qu’aux acteurs. En effet, si on excepte les approches strictement biographiques, les comédiens apparaissent davantage comme des instruments (voire des « modèles » pour Bresson) au service de la vision d’un auteur tout-puissant. Il fallait tout le talent et la fantaisie d’un Luc Moullet pour voir apparaître la notion de « politique des acteurs », par exemple. Mais la relative rareté de ce type d’approche fait tout l’intérêt et la beauté de l’essai de Ludovic Maubreuil, fasciné qu’il est par ce qu’il définit comme les « muses ». Le terme offre déjà, par sa polysémie, une sorte d’indécision qui n’est pas pour rien dans la profondeur qui caractérise chacun de ces vingt et un portraits. Qu’est-ce qu’une muse ? Non pas une « star » (autour de laquelle s’établit une sorte de consensus quasi religieux) ni même une « grande comédienne » (au sens « technique » du terme) mais une sorte d’apparition qui, de film en film, exerce un constant pouvoir d’envoutement qui transcende les récits où elle apparaît. Il ne s’agit pas de la simple « beauté » : « Il convient en effet, pour captiver de façon durable, que le charme ne soit pas immédiatement lisible, qu’il ne réponde pas à des critères communs, en un mot qu’il tourmente. Il faut qu’il soit le lieu d’une énigme. »
De plus, la muse est par définition celle qui inspire un artiste ou un écrivain. Or dans ce livre, c’est moins la manière dont ces actrices ont pu inspirer les cinéastes (certains étant d’ailleurs parfaitement anodins) que la façon dont elles ensorcellent le spectateur en général et Ludovic Maubreuil en particulier. D’Anicée Alvina à Elisabeth Wiener en passant par la divine Tina Aumont, l’espiègle Claude Jade, la délicieuse Jeanne Goupil, l’altière Marie-France Pisier ou encore la mystérieuse Edith Scob, l’auteur tente de saisir ce qui fait la singularité de ces trajectoires secrètes, de ces étoiles filantes qui tinrent rarement le haut de l’affiche.
La parfaite réussite de Cinématique des muses, c’est cette façon qu’a l’auteur d’éviter à la fois l’écueil de l’exercice d’admiration subjective anecdotique (tout cinéphile ayant ses égéries qui ne correspondent pas forcément à la doxa du vedettariat) et celui de l’approche purement technique du jeu (gestuelle, diction…) de ces muses.
En partant d’une expérience de spectateur profondément intime et amoureuse, Ludovic Maubreuil démêle les fils de carrières souvent éclectiques pour tenter de définir une certaine idée du cinéma, entre fascination, communion et désir de compréhension (l’auteur se référant aux deux expériences esthétiques selon Raymond Abellio : celle de la sujétion –en gros, l’image- et celle de la participation – le Verbe-).
L’un des attraits de cet essai, et non les moindres, c’est qu’en passant en revue cette vingtaine de filmographies, l’auteur nous propose une version transversale du cinéma puisque ces muses ont pu s’illustrer à la fois dans le cinéma d’auteur le plus exigeant (Rivette, Robbe-Grillet, Rohmer…), des œuvres plus populaires signées Enrico ou Deray, les téléfilms oubliés et même des séries Z plus ou moins inspirées (Nicole Calfan chez Michel Gérard, par exemple). Il ne s’agit évidemment pas de tout niveler et de refuser toute hiérarchie (que Michel Ciment se rassure !) mais de montrer comment ces actrices existent en dehors même du rôle qu’on leur propose, comment leur simple présence parvient à donner au plus banal des récits une soudaine étrangeté, un pouvoir hypnotique.
Si les muses choisies par Ludovic Maubreuil sont très différentes les unes des autres (quel point commun entre le naturel de Jeanne Goupil et la sophistication de Catherine Jourdan ? Entre l’infinie tristesse de Maria Schneider et l’ironie constante de Francine Bergé ?), elles possèdent comme point commun de ne jamais se donner immédiatement, de n’être pas univoques, d’être ici (dans le rôle que le film cherche à leur assigner) et ailleurs (cet écart qui fait leur singularité). Si le terme n’était pas devenu aujourd’hui un gros mot, nous dirions que Maubreuil procède de manière dialectique, qu’il résout à chaque fois une équation a priori contradictoire, à l’image de la manière dont il caractérise chacune de ces muses en en-tête, traduisant à chaque fois cette ambivalence (« l’ambiguïté troublante » de Geneviève Bujold, « l’esthétique de la feinte » d’Elsa Martinelli, « l’admirable contrepoint » de Tina Aumont…).
Il ne s’agit pas de réduire toutes ces figures au sempiternel et éculé cliché du « mystère féminin » mais d’appréhender une manière d’être qui dépasse les définitions traditionnelles (femme «soumise » ou femme « libérée », par exemple). Et si Ludovic Maubreuil nous parle de ces femmes avec une impressionnante érudition (beaucoup des films cités sont difficiles à trouver), on pourrait dire que ces muses le regardent également. Elles ravivent sur le spectateur qu’il est des souvenirs d’enfance et de jeunesse, dessinent le contour d’une pensée que l’on qualifiera, faute de mieux, d’ « antimoderne » et nous offrent le doux parfum d’un « monde d’avant ». A travers ces portraits magistralement conçus (le style de Ludovic Maubreuil est, mais ce n’est pas une surprise pour ceux qui suivent son blog, étincelant), c’est à ce voyage dans le temps que nous convie l’auteur afin d’extraire le secret de ces images sans pour autant nous priver de leur pouvoir de sidération…