Insaisissable Forman
Milos Forman : l’art de la fronde (sous la direction de Youri Deschamps). Revue Eclipses n°64, Juin 2019
J’ai découvert (beaucoup trop) tardivement la revue Eclipses avec le n°63 consacré à Isao Takahata. Cette nouvelle livraison, dirigée par Youri Deschamps, est entièrement dédiée à Milos Forman disparu l’an passé.
Même si le cinéaste est loin d’être un inconnu, il semblerait que la critique ait toujours un peu de mal à appréhender son œuvre. Fer de lance de la « nouvelle vague » tchécoslovaque dans les années 60, alors que fleurissait partout dans le monde les « nouveaux cinémas », il s’exile aux Etats-Unis peu après le Printemps de Prague et son écrasement par l’armée soviétique et s’illustre en signant quelques gros succès populaires et critiques (Vol au-dessus d’un nid de coucou, Amadeus) tout en restant un cinéaste difficile à cerner (voir l’accueil très mitigé –doux euphémisme- dont bénéficia son dernier film Les Fantômes de Goya)
Entre la consécration hollywoodienne (Vol au-dessus d’un nid de coucou récolta les quatre plus prestigieux Oscars) et une position toujours contestataire (Hair, Larry Flynt…), le parcours de Forman reste assez atypique et l’éclectisme de ses films brouille les pistes lorsqu’il s’agit de les appréhender dans l’optique traditionnelle de la « politique des auteurs ».
C’est sur cette trajectoire que reviennent les contributeurs de la revue en nous offrant un ensemble très complet et varié autour du réalisateur. Si le style est généralement très universitaire (beaucoup de notes, de références cinématographiques mais également sociologiques et philosophiques), il n’en demeure pas moins clair et accessible.
Divisée en quatre grandes parties, la revue fait, dans un premier temps, le pari de l’approche chronologique. Les trois premiers films praguois de Forman bénéficient chacun d’un texte passionnant. Myriam Villain analyse la fonction du regard dans L’As de pique et définit parfaitement le style de Forman, un style qu’il ne cessera par la suite de peaufiner. Youri Deschamps étudie le rôle du corps dans Les Amours d’une blonde et la manière dont les « nouveaux cinémas » se sont affranchis de la pesanteur du monde en mettant au premier plan ces corps. Enfin, Damien Detcheberry met en parallèle la satire d’Au feu les pompiers avec les théories du rire et de l’ « anti-kitsch » chez Kundera.
Par la suite, l’ordre chronologique reste plutôt respecté. Mais les approches se révèlent plus transversales. Le deuxième chapitre de la revue se penche sur le rapport de Forman aux Etats-Unis : approche sociologique avec son regard sur les conflits générationnels dès Taking Off puis Hair, regard historique (David Da Silva revient sur la manière dont le cinéaste participe avec Ragtime à une certaine vision déconstruite de l’histoire américaine en remettant au premier plan les minorités opprimées) et regard sur la justice (Sylvain Louet appréhende la façon dont le cinéaste se démarque du regard des juges dans Vol au-dessus d’un nid de coucou et Larry Flynt).
La troisième partie de la revue propose des analyses plus thématiques avec le rôle de la musique ou encore une étude passionnante (signée Violaine Caminade de Schuytter) sur la figure du père chez Forman et la manière dont le réalisateur a, tout au long de sa carrière, distillé en contrebande des éléments autobiographiques dans son œuvre.
Enfin, le dernier mouvement aborde une des questions centrales du cinéma de Milos Forman : celle du rapport de l’individu au collectif et la place du « je » dans la société. Man on the Moon, sans doute le chef-d’œuvre du cinéaste, bénéficie de deux textes puisque c’est sans doute dans ce film que le metteur en scène pousse le plus loin cette ambivalence entre l’identité de l’individu et la façon dont il s’y prend pour la modeler sur la scène du monde (voir également Jack Nicholson se faisant passer pour fou dans Vol au-dessus d’un nid de coucou). Si les trois derniers films de Forman sont des portraits, c’est sans doute parce que le genre lui aura permis d’explorer ces rapports entre l’individu et le Pouvoir (judiciaire dans Larry Flynt, médiatique dans Man on the Moon, l’inquisition dans Les Fantômes de Goya).
On l’aura compris, la revue Eclipses nous propose un panorama riche et stimulant autour d’un œuvre qu’on n’a pas fini de redécouvrir…