L’Ordre (1974) et Pour Mémoire (1978) de Jean-Daniel Pollet

L’Acrobate (1976) de Jean-Daniel Pollet avec Claude Melki, Guy Marchand, Micheline Dax, Edith Scob

(Editions La Traverse/ Editions de l’œil)

© La Traverse / Editions de l'Oeil

© La Traverse / Editions de l'Oeil

Même si ce n’est pas forcément – loin s’en faut- l’une de mes références favorites, il faut bien reconnaître que Jean Tulard a raison lorsqu’il écrit dans son Dictionnaire du cinéma que Jean-Daniel Pollet occupe une place à part dans le cinéma français. Contemporain de la Nouvelle Vague (il tourne son premier court-métrage, Pourvu qu’on ait l’ivresse, en 1958), il participe au film collectif qui en fut, en quelque sorte, l’emblème : Paris vu par…

En 1963, il fait sensation avec Méditerranée, un moyen-métrage à la fois « expérimental » et poétique (texte de Philippe Sollers). Dès lors, l’œuvre de Pollet va se scinder en deux (tout en conservant son extrême cohérence) et l’on pourra séparer d’un côté les œuvres relevant à la fois du documentaire et de l’essai poétique (en 1994, Dieu sait quoi sera irrigué par la poésie de Francis Ponge) et, de l’autre, des longs-métrages plus « commerciaux » et accessibles construits pour la plupart autour de l’inoubliable figure de Claude Melki.

Avec ces deux magnifiques livres/DVD (insistons une fois de plus sur la qualité du travail éditorial – suppléments passionnants, documents rares, textes d’accompagnement pertinents…), les éditions de la Traverse et les éditions de l’œil nous permettent de redécouvrir les deux facettes de l’œuvre de Pollet.

L’Ordre et Pour mémoire s’inscrivent d’emblée dans la lignée de Méditerranée. Il s’agit de deux moyen-métrages (42 minutes pour le premier, une heure pour le second) qui, à travers une approche documentaire, nous proposent des méditations poétiques autour de la mémoire, du temps qui passe et du rôle des images.

Avant que Victoria Hislop s’empare du sujet pour en faire un best-seller (L’île des oubliés), Pollet s’est lui aussi intéressé, avec L’Ordre, à l’île de Spinalonga où furent parqués par le gouvernement grec, entre 1904 et 1957, les lépreux afin d’éviter les phénomènes de contagion. Le cinéaste revient sur l’histoire de ce pénitencier à ciel ouvert et rencontre un de ces malades, Remoundakis, figure étonnante à mi-chemin entre le sage chef indien et la momie aztèque, qui raconte son histoire tout en se méfiant de la manière dont les images pourront en rendre compte.

L’Ordre n’a pourtant rien d’un documentaire traditionnel. A la manière de Resnais, Pollet nous propose un film « sériel » où d’incessants travellings et des images récurrentes sur les lieux désormais désertés se succèdent tandis que des voix-off se chargent d’évoquer l’histoire de cette île, les conditions de vie des lépreux et la manière dont ils s’organisèrent pour former une société à part. Si le film peut parfois déconcerter, c’est qu’il brouille constamment les repères spatio-temporels, entremêlant des images de Spinalonga et de l’hôpital où sont désormais soignés les malades avec ce paradoxe que met bien en lumière le film : d’un côté, des lépreux qui peuvent désormais être soignés, de l’autre, la perte d’une certaine liberté qu’ils possédaient à Spinalonga.

De manière plus générale, Pollet s’interroge sur « l’ordre » qui est ici à la fois médical mais aussi social. Il questionne sans arrêt le regard que nous (lui) pouvons porter sur une altérité radicale. La beauté de son geste est de parvenir à saisir quelque chose de cette altérité (Remoundakis mais aussi ces beaux portraits de lépreux regardés sans pitié dégoulinante, complaisance ou curiosité malsaine) tout en parvenant à ne pas l’enfermer dans du discours, du symbole…

© La Traverse / Editions de l'Oeil

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Cet attachement aux autres et à ces trésors d’humanité qu’ils recèlent, on le retrouve dans Pour mémoire (aussi connu sous le titre La Forge). Le cinéaste est allé filmer une forge dans la Perche alors qu’elle s’apprêtait à fermer. Il a recueilli les témoignages des ouvriers et s’est attaché à enregistrer les gestes de leur quotidien.

Au premier abord, Pour mémoire est un documentaire qui s’applique à filmer avec beaucoup de délicatesse une certaine mémoire ouvrière. Entre les mots des forgerons et les travellings soyeux qui pénètrent au cœur de cet univers, le cinéaste nous offre un très beau tableau d’un monde qui n’allait pas tarder à disparaître. Mais cette vision se double là encore d’une méditation sur l’organisation sociale, le temps et la manière dont le cinéma peut préserver une certaine mémoire. La composition sérielle du film (récurrence des plans, mouvements de caméra qui semblent épouser le cycle du quotidien…) traduit parfaitement la fuite du temps comme elle préserve le film de tout didactisme, préférant une certaine « opacité » du Réel à ce qui pourrait être asséné comme une « leçon de vie ». Aucun misérabilisme ici (même si les conditions rudes du travail sont soulignées) ou exaltation de la condition ouvrière : juste un nuancier d’affects (comme les lépreux préférant quasiment la liberté aux soins, les ouvriers restent attachés à un travail qui pourtant les dévore et les asservit) et une humanité saisie dans toute sa modeste beauté.

© La Traverse/ Editions de l'oeil

© La Traverse/ Editions de l'oeil

Parallèlement à ces films plus difficiles d’accès, Pollet a tourné des comédies poétiques dont L’Acrobate reste l’une des plus étourdissantes réussites. Comme dans ses courts-métrages (Pourvu qu’on ait l’ivresse, le sketch de Paris vu par…) et L’Amour c’est gai, l’amour c’est triste, le film est construit autour de la personnalité de Claude Melki, acteur à la présence singulière, aux yeux tristes et au visage impassible qui ne manquera pas de faire songer à Buster Keaton.

Léon est un jeune homme timide et maladroit. Il travaille comme garçons aux Bains Douches, fréquente des prostituées et aimerait trouver le grand amour. Mais il est gauche, peu subtil lorsqu’il se pique de faire la cour et engoncé dans son écorce corporelle qui le fait sans cesse se cogner ou chuter. Lorsqu’il découvre les leçons de tango, sa vie va changer…
L’origine du film pourrait venir d’un petit reportage que Pollet effectua pour la mythique émission télé Dim, Dam, Dom consacré à un couple (Georges et Rosy) de champions de danse des années 30 reconverti dans le professorat. On retrouve ici, au cœur de la fiction, les professeurs Georges et Rosy qui initient Léon à la danse. Dès lors, tout le récit va être emporté par le mouvement incessant du tango. Manifestant de grandes aptitudes pour cette discipline, Léon parvient à transfigurer son quotidien et à lui imprimer un nouveau rythme. La mise en scène, incroyablement gracieuse, se cale sur ce nouveau tempo et nous offre de sublimes moments où la trivialité des gestes de Léon en train de passer la serpillère se change en un ballet grisant. Le génie de Pollet est tout entier contenu dans ce film qui fait cohabiter une certaine « lourdeur » du quotidien avec une transfiguration permanente de celui-ci par le mouvement. Cette dualité est parfaitement rendu par la seule attention aux gestes : d’un côté, la gestuelle empruntée de Léon qui donne au film des allures burlesques (voir l’hilarant passage où notre homme se débat en vain avec sa boule de bowling) et de l’autre, le mouvement virevoltant du tango qui change le plomb en or et qui traduit à merveille les élans du cœur. Le génie de Melki est de parvenir à faire cohabiter en lui cette pesanteur et cette grâce, à traduire par chacun de ses gestes des affects et sentiments différents (voir sa course chaotique lorsqu’il vient de faire l’amour qui traduit tellement bien l’euphorie dans laquelle nous plonge ces moments)

De manière plus « accessible », on retrouve ce qui fait l’essence du cinéma de Pollet : un attachement pour le quotidien des « petites gens », avec ce que cela peut supposer de lourdeur, de douleur, de résignation et une manière très personnelle de le transfigurer par le style et le mouvement (ici, la danse et la musique). Cet équilibre fait de L’Acrobate une petite merveille de poésie et de drôlerie à redécouvrir toutes affaires cessantes… 

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