Film (1965) de Samuel Beckett et Alain Schneider avec Buster Keaton

Notfilm (2015) de Ross Lipman

(Éditions Carlotta Films) Sortie en DVD et BR le 16 octobre 2019

© Carlotta Films

© Carlotta Films

Marcel Pagnol, Sacha Guitry, Marguerite Duras, Jean Cocteau ou encore Alain Robbe-Grillet : on sait que certains écrivains élaborèrent une véritable œuvre cinématographique parallèlement à leurs travaux littéraires. D’autres s’essayèrent au septième art mais pour un seul coup d’essai : Malraux réalisant Espoir au moment de la guerre d’Espagne, Giono signant Crésus, Genet créant le scandale avec Un chant d’amour ou, plus récemment, Hervé Guibert s’essayant au documentaire juste avant sa mort (La Pudeur ou l’impudeur). Et puis il y a le cas de Samuel Beckett qui, lui aussi, décide de passer derrière la caméra au mitan des années 60 pour une œuvre intitulée sobrement Film. Même s’il l’a écrit, élaboré et supervisé, Film n’a pas été directement réalisé par Beckett mais par le fidèle Alan Schneider, homme de théâtre qui, à partir d’En attendant Godot en 1956, assurera toutes les premières mises en scène américaines du dramaturge irlandais.

Les éditions Carlotta nous offrent aujourd’hui l’occasion de redécouvrir cet ovni de 21 minutes en le présentant dans un somptueux écrin puisqu’il est accompagné de près de quatre heures de suppléments. Outre les nombreux documents (parfois très rares) autour de Beckett et Keaton, la pièce de choix de ces « bonus » est le documentaire-essai de Ross Lipman Notfilm qui revient en détail sur cette unique incursion de Beckett au cinéma. Outre l’incroyable travail de recherches que constitue Notfilm (Lipman allant jusqu’à présenter certaines chutes de l’œuvre), l’essayiste nous propose en filigrane une réflexion et une méditation sur le devenir du médium (le documentaire ayant été réalisé en numérique, il ne s’agit plus d’un « film », d’où son titre) et sur la conscience humaine.

Mais revenons à Film qui débute dans une rue désertique et anonyme de New-York. Quasiment muet (à part un ironique « chut » prononcée par une passante), il met en scène la confrontation d’E (pour « Eye », celui de la caméra) qui traque et pourchasse O (pour « object ») incarné par Buster Keaton. S’ouvrant par un insert sur l’œil grand ouvert de Samuel Beckett lui-même, le récit progresse selon les lois du minimalisme absurde et dépouillé qui régissent son théâtre (Ross Lipman fait d’ailleurs le parallèle avec la pièce Pas moi (Not I) où une simple bouche fardée plongée dans le noir déverse un flot ininterrompu de paroles) et laisse libre court à de nombreuses interprétations. S’agit-il pour le personnage de fuir le regard de Dieu (ce même « dieu » dont il déchirera par la suite une représentation photographique) ? S’agit-il de s’extraire de la perception d’autrui pour disparaître à l’instar de l’héroïne ensevelie d’Oh les beaux jours ? A ce propos, Lipman développe une analyse stimulante sur la conscience chez Beckett et son rapport à la théorie de la perception selon Berkeley. O se réfugie finalement dans un appartement spartiate, tente de chasser un chien et un chat qui le regardent avec indifférence (alors que face à E, les personnes humaines étaient frappées par une grande frayeur) et finit, de dos, sur une chaise à bascule où il peut déchirer des photos qu’on imagine représentant tous les âges de sa vie. Film navigue alors entre le burlesque le plus minimaliste et une sorte de désespoir né du vide et de l’absence de sens. Le coup de génie de Beckett est, bien entendu, d’avoir choisi un Buster Keaton vieillissant pour interpréter le personnage principal et de ne quasiment jamais montrer son visage. La caméra devient la véritable héroïne de l’œuvre et traque une « image » (celle de l’Homme ?) qui ne cesse de se dérober. Et lorsqu’elle arrive enfin à la saisir, c’est pour proposer un face-à-face de Keaton avec lui-même, comme un accès à la conscience humaine qui marque aussi sa fin.

© Carlotta films

© Carlotta films

Notfilm est structuré autour de cette question de la conscience humaine chez Beckett. Ross Lipman procède néanmoins de façon « chronologique » et revient sur tout le processus d’élaboration de Film. Tout d’abord, la demande de l’éditeur américain de Beckett, le courageux Barnet Rosset, qui projeta dans un premier temps de faire réaliser un film collectif à « ses » auteurs. Le segment de Beckett, qui sera finalement le seul tourné, devait être accompagné d’un film de Ionesco et d’Harold Pinter. De la même manière, c’est à Chaplin qu’avait d’abord pensé le dramaturge pour le rôle d’O mais le comédien refusera. L’une des grandes beautés de Notfilm, c’est aussi de réinscrire Film dans l’histoire du cinéma en établissant de nombreux liens et passerelles entre les œuvres. En effet, la caméra « actrice » principale du film de Beckett évoque les œuvres réflexives de Buster Keaton (Le Caméraman) tandis que la présence de Boris Kaufman, directeur de la photo ici, renvoie à Jean Vigo mais aussi à Dziga Vertov (le frère du chef opérateur). Ross Lipman peut ainsi procéder, par la grâce d’un montage virtuose, à des recoupements entre L’Homme à la caméra, les films de Keaton et ceux de Chaplin.

Chaque étape de Film fait ensuite l’objet d’un long développement avec des entretiens, des documents d’époque… Certains documents, à l’instar des réunions de travail entre Beckett et Alan Schneider enregistrées à l’insu du dramaturge, sont assez étonnants. Ross Lipman a pu consulter le fonds de l’éditeur Barnet Rosset et y a débusqué des trésors, à l’instar de ces images provenant de la première scène de Film qui sera finalement abandonnée. On pourra également voir des essais effectués par Boris Kaufman pour trouver l’image la plus adaptée à la vision de E.

L’ensemble est extrêmement riche et passionnant. Par ailleurs, la réflexion sur le médium de Lipman est extrêmement pertinente, faisant de Beckett une sorte de précurseur de la « fin du film », d’un monde d’ombres et de lumières qui disparaitra avec la vidéo et le numérique. Notfilm annonce en ce sens un « monde nouveau » (les derniers mots de l’essai) en revenant de manière mélancolique sur une œuvre qui filmait, à sa manière, une nouvelle façon de percevoir la conscience humaine à travers le médium…

Retour à l'accueil