Connaissez-vous Léonide Moguy ?
Léonide Moguy : un citoyen du monde au pays du cinéma (2018) d’Eric Antoine Lebon (L’Harmattan, 2018)
J’ignore si cette situation perdurera et si elle est viable pour les éditeurs mais il faut bien reconnaître que nous connaissons en ce moment une sorte d’âge d’or des publications dédiées au septième art. De nombreuses maisons spécialisées (Marest éditeur, Rouge profond, LettMotif, Capricci, PlayList Society…) font un travail remarquable et c’est sans compter les éditeurs plus généralistes (La Table Ronde) qui n’hésitent pas non plus à publier des livres sur le cinéma.
Si on me demandait de chipoter (ce n’est pourtant pas mon genre !), on pourrait juste regretter que la plupart de ces ouvrages s’intéressent surtout à des auteurs contemporains (les Coen ou Polanski, par exemple) ou reconnus par ailleurs. Peu tentent d’explorer les territoires plus méconnus de l’histoire du cinéma et, ne serait-ce que pour cette raison, nous sommes ravis de voir arriver cette solide monographie consacrée au cinéaste d’origine ukrainienne Léonide Moguy.
C’est peu dire que le réalisateur est aujourd’hui oublié. Jean Tulard expédie son cas le temps d’une notule lapidaire dans Le Dictionnaire du cinéma : « il a connu une carrière internationale jalonnée de films médiocres, consacrés à partir de 1949, à l’éveil de la sexualité chez les adolescents ou à la prostitution, Moguy se complaisant dans les atmosphères malsaines. » Pourtant, il lança de nombreuses stars, connut d’immenses succès publics (Prison sans barreaux, par exemple), fut honoré constamment de son vivant et bénéficie aujourd’hui du soutien inconditionnel de Quentin Tarantino qui lui rendit hommage dans Inglorious Basterds (un mouvement de grue venu tout droit d’Intrigue à Damas) et dans Django Unchained (où l’un des personnages s’appelle Leo Moguy).
Pour ma part, je n’ai vu aucun de ses films mais les mots de Tulard et la présence de quelques-unes de ses œuvres dans le Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques de Christophe Bier (le cinéaste a du se retourner dans sa tombe !) m’avaient donné l’image d’un réalisateur un peu sulfureux, adepte de ce cinéma « sexy » caractéristique des années 50. Or Éric Antoine Lebon tort complètement le cou à ce cliché et dresse, au contraire, le portrait d’un cinéaste attaché à l’édification des masses et à la haute tenue morale de son cinéma. Si les sujets sociaux qu’il aborde (la prostitution, les maisons de correction, l’éducation sexuelle, les dangers du nucléaire…) sont audacieux, l’angle d’attaque ne semble jamais racoleur mais toujours très idéaliste voire solennel. Par exemple, sur le tournage des Hommes veulent vivre, il lance à son équipe : « Je vous demande de collaborer du fond du cœur et d’être fier de participer à une œuvre qui nous dépasse et vise à la paix et à la fraternité mondiales. »
Le parcours de Léonide Moguy est étonnant et Eric Antoine Lebon le retrace avec beaucoup de rigueur (son travail de recherche est impressionnant). Né en Ukraine en 1898, il entre en 1924, après des études juridiques, aux studios de cinéma de la VOUFKOU d’Odessa, l’organisme d’état qui contrôle l’industrie du septième art. Outre ses fonctions juridiques, il peaufine ses compétences cinématographiques notamment dans le domaine du montage. Il travaille sur des films d’actualités, assiste des gens comme Dovjenko ou Poudovkine. Alors que sa famille a déjà fui l’Union Soviétique, Moguy débarque en France au début de l’année 1929 où il s’occupera d’abord du montage de films soviétiques pour le marché hexagonal (il aura ainsi l’occasion d’accueillir ses collègues Dovjenko et Eisenstein) avant de devenir « le chirurgien du cinéma français » en « sauvant » par le montage des films jugés ineptes. En tant que monteur, il travaillera également pour des cinéastes renommés comme Marcel L’Herbier ou Max Ophuls. Il fait ses vrais débuts derrière la caméra en 1936 avec Le Mioche et réalisera par la suite une quinzaine de longs-métrages. Lebon revient en détail sur la genèse de chacun de ses films et s’appuient sur de nombreuses sources (témoignages directs, journaux d’époque…). On apprend ainsi que le cinéaste se fit vite la réputation d’un découvreur de vedettes (Michèle Morgan, Corinne Luchaire, Madeleine Robinson, Michèle Mercier, Ava Gardner, Sophia Loren, Mylène Demongeot… Excusez du peu !) et qu’il milita toute sa vie pour un cinéma édifiant, capable de distraire tout en faisant évoluer les mentalités.
Devant fuir la barbarie nazie (sa sœur Hélène périra à Auschwitz), Moguy file à Hollywood où il connaîtra une carrière modeste mais qui lui permettra de faire tourner George Sanders (Paris after Dark et Intrigue à Damas) et Ava Gardner (Tragique rendez-vous) juste avant qu’elle devienne une star avec Les Tueurs de Siodmak. A la Libération, il revient en France où il fait tourner Danielle Darrieux (Bethsabée) avant de connaître un triomphe en Italie avec Demain il sera trop tard.
Le livre fourmille d’anecdotes et s’avère très complet lorsqu’il s’agit de passer en revue une filmographie qui paraît, pour le lecteur néophyte, à la fois inégale et un peu désuète (les parisiens pourront le vérifier puisque la Cinémathèque proposera une intégrale Moguy à compter de février 2020 !). Mais outre la passion qui anime le metteur en scène, on ne peut qu’être sensible à son indécrottable humanisme, à sa volonté d’améliorer la condition humaine et d’arriver à un gouvernement mondial. Sur la fin de sa vie, l’homme s’engage effectivement contre la course à l’armement nucléaire, se préoccupe d’écologie et tente de monter un grand projet qui ne verra pas le jour et qu’il présentait comme « un plaidoyer pour l’humanité, une œuvre à la gloire du mondialisme, composée de documentaires, interviews de personnalités et interventions d’acteurs célèbres. »
A l’heure des ravages de la « mondialisation » économique, cette naïveté peut faire sourire mais elle a quelque chose de rafraichissant. Eric Antoine Lebon est parvenu à nous faire le portrait d’un homme bon, décrit comme toujours entouré de belles jeunes filles mais néanmoins courtois, galant et jamais inopportun.
Cette solide monographie, illustrée de photos rares, donne envie de se pencher un peu plus sur le cas Léonide Moguy et de découvrir sa filmographie reléguée pour le moment dans les caves poussiéreuses de l’Histoire du cinéma…