Mocky en quatre temps
Le paysage du cinéma français s’est assombri avec la disparition de Jean-Pierre Mocky en août dernier. Une certaine liberté et une joyeuse folie se sont fait la malle, nous laissant orphelins sous un ciel un peu plus lourd. Il m’a alors pris l’envie de revoir ou découvrir certaines œuvres du cinéaste et il se trouve que celles que j’ai choisies tracent les lignes principales d’un cinéma qui a évolué mais qui resta toujours guidé par un sens de la loufoquerie et de la caricature qui n’appartenait qu’à lui.
Même si c’est sans doute un peu trop schématique et que les lignes ont parfois tendance à se croiser et s’emmêler, il me semble qu’on peut déterminer quatre axes dans l’œuvre de Mocky.
- La comédie de mœurs
Avant d’être réalisateur, Mocky fut un jeune premier prometteur. Belle gueule, du tempérament, un regard profond : il traina ses guêtres aussi bien chez Claude Autant-Lara et Bernard Borderie que chez Antonioni. Lorsqu’il souhaite devenir metteur en scène pour tourner son premier scénario (La Tête contre les murs), il se heurte au refus des producteurs qui le trouvent trop jeune et inexpérimenté et qui lui préfèrent un metteur en scène plus aguerri. Ce sera donc Georges Franju (qui avait à son actif de nombreux courts-métrages renommés) qui sera choisi comme réalisateur tandis que Mocky devra se contenter du rôle-titre. Mais l’heure est à la nouvelle vague et à l’éclosion des jeunes talents. Dans ce sillage, Mocky tourne en 1959 son premier long-métrage : Les Dragueurs. Il y a d’ailleurs une évidente communauté d’esprit avec ladite « nouvelle vague » dans ce film qui popularisera le terme de « dragueur ». On y suit les pérégrinations d’un « beau gosse » (Jacques Charrier) et de son ami beaucoup plus gauche et timide (Charles Aznavour) dans le Paris de la fin des années 50. Le récit frappe par sa grande liberté et sa spontanéité et, sur les traces de ces deux dragueurs en quête d’une fille (pour la nuit pour l’un, pour la vie pour l’autre), il nous offre une visite de la capitale qui frappe par sa justesse et, avec le recul du temps, sa vérité sociologique. C’est sur le même modèle que Mocky réalisera trois ans plus tard Les Vierges, son quatrième film, en basculant d’un point de vue masculin à un point de vue féminin. En effet, le cinéaste s’intéresse aux « premières fois » de ces demoiselles et construit son récit selon une architecture qui évoque celle de La Ronde de Schnitzler : un personnage occupe l’affiche avant de se faire évincer au profit d’un autre qui n’avait jusqu’alors qu’un rôle secondaire et ainsi de suite.
Les deux films frappent par leur manière d’humer l’air du temps. Dans Les Dragueurs, les hommes sont entreprenants, directs et d’un sans-gêne qui fera froncer les sourcils de nos contemporains. D’aucuns parleront même de « harcèlement de rue » alors qu’il s’agit tout simplement d’un jeu dont les règles ont changé en soixante ans. On constatera d’ailleurs que les filles ne sont pas bégueules et qu’elles ont toujours du répondant lorsque les mains de ces messieurs s’égarent un peu trop facilement. Les Vierges dresse aussi le portrait d’une certaine jeunesse et, pour la petite histoire, Mocky s’associa à l’occasion avec le journal Ici-Paris (!) pour lancer une enquête et obtenir des témoignages dont il s’inspira pour son scénario.
Les deux œuvres témoignent très bien d’une époque coincée entre une certaine tradition et un désir d’émancipation et de modernité. Côté tradition, il est encore très mal vu de coucher avant le mariage et on regarde d’un mauvais œil la fille qui cherche à tout prix à perdre sa virginité (jouée par la divine Stefania Sandrelli dans Les Vierges), les filles sont très surveillées (l’âge de la majorité est 21 ans et Jacques Charrier est très surpris de tomber, pendant ses plans drague, sur une « Bobby-Soxer » peu farouche). Dans Les Vierges, il y a un « sketch » très drôle où un jeune couple cherche à tout prix un endroit pour pouvoir enfin consommer sa liaison. Puisque la demeure familiale est hors de question, ils tentent tous les endroits imaginables (jardins publics, quais de Seine, pension miteuse…) mais en vain.
A côté de cela, tous ces jeunes témoignent d’un désir de liberté. Des Dragueurs, on retiendra une « boum » assez délurée qui menace d’ailleurs de mal se terminer tandis que les filles entendent bien faire ce qu’elles veulent de leur virginité (voir le deuxième segment des Vierges où l’héroïne redoute un mariage très traditionnaliste qui lui promet une vie terne et sans passion). Entre une certaine vision romantique qui persiste toujours (le personnage d’Aznavour, l’apparition de la sublime Anouk Aimée dans Les Dragueurs, les rêves de certaines jeunes filles dans Les Vierges) et un désir bien légitime de se libérer des chaines emprisonnant la sexualité de manière archaïque, ces deux films traduisent à merveille un certain état des mœurs françaises à la veille de la libération sexuelle (on trouvera un pendant documentaire à ces deux fictions dans le très beau premier film de Bertrand Blier Hitler, connais pas !).
2. Les comédies-guérilla
Après avoir observé les mœurs de ses contemporains, Mocky va tenter de les réformer. Avec une verve anarchisante et une certaine bonhommie, il va s’en prendre aux marchands du temple et prôner le pillage des troncs d’église (Un drôle de paroissien), livrer une croisade contre la télévision en sabotant les antennes (La Grande Lessive !) ou imaginer une solution pour combler les femmes mariées délaissées (L’Etalon). Dans le délicieux Les Compagnons de la marguerite, c’est aux registres d’état-civil que s’en prennent les joyeux factieux. Matouzec (Claude Rich) est un parfait faussaire capable de falsifier n’importe quel document administratif. Il décide de mettre ce talent au service de son prochain et monte un petit commando qui lui permettra de modifier les registres et de séparer des époux qui ne s’entendent plus. C’est d’abord pour son propre compte qu’il œuvre puisque sa femme (jouée d’ailleurs par Catherine Rich) est une abominable rombière qui passe ses journées devant la télévision. Face au rusé faussaire, on retrouvera le fidèle Francis Blanche qui incarne le commissaire Leloup tentant de prendre sur le fait les pieds-nickelés et qui se retrouvera marié « de force » avec la femme de Matouzec au terme d’un quiproquo assez désopilant.
Ce qui séduit chez Mocky, c’est son indécrottable liberté et sa manière de se moquer de toutes les institutions : celle du mariage en premier lieu mais également la police (particulièrement incompétente). On notera que les personnages du cinéaste agissent toujours pour des raisons « morales » : une morale qui n’est pas celle promue par la société bourgeoise mais qui tombe sous le coup du bon sens. A une époque où le divorce était une procédure très compliquée, longue et coûteuse, quoi de mieux que la solution préconisée par Matouzec et ses complices ? Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si après Bourvil, c’est sur Claude Rich que le cinéaste a jeté son dévolu. Il s’agit en effet de deux acteurs dont l’image est associée à une certaine « gentillesse » et qui agissent à chaque fois pour le bien d’autrui en refusant la violence et la mesquinerie (lorsqu’il s’agit de voler les troncs, Bourvil prend bien soin de ne pas totalement les dépouiller : il s’agit juste de partager plus équitablement le gâteau). Au fond, il y a un côté presque « rousseauiste » dans les premières comédies de Mocky : ce n’est pas l’homme qui est mauvais mais la société qui le corrompt et qui développe les inégalités et les injustices.
La gentillesse apparente de Matouzec n’empêche pas la conviction et plusieurs fois il répétera « on va tout faire sauter » qui, ma foi, paraît un programme politique qui se défend. On appréciera également dans Les Compagnons de la marguerite un sens certain du second rôle et du détail incongru qui nous amène au troisième axe de l’œuvre de Mocky :
3. La galerie de personnages tordus
Dans Les Compagnons de la marguerite, les policiers désœuvrés occupent leur temps en tirant les pigeons et en les faisant rôtir au commissariat. Le film est peuplé de personnages grotesques (l’épouse autoritaire et atrabilaire de Michel Serrault), grimaçants et caricaturaux. Dès Les Vierges, Mocky nous présentait des personnages « hénaurmes » de sa comédie humaine : la famille de « fin de race » (joués par Francis Blanche et Gérard Blain) dont le trait commun est un zézaiement. On y trouve aussi un obsédé sexuel (le fidèle Dominique Zardi) planqué sous une voiture pour observer les jeunes tourtereaux cherchant un coin tranquille pour batifoler. L’Ibis rouge fonctionne globalement sur ce principe d’accumulation et de défilé de trognes insolites et hilarantes. Rétrospectivement, on n’est pas surpris de savoir que Michel Simon a trouvé son dernier rôle chez Mocky. Il est parfait dans le rôle de Zizi, kiosquier mythomane qui endosse les crimes d’un mystérieux tueur vêtu d’une écharpe rouge avec un ibis dessus (un autre Michel : Serrault). Le cinéaste, aidé par le grand André Ruellan au scénario, navigue entre le film criminel et la satire râpeuse. Tandis qu’un troisième Michel (Galabru) cherche de l’argent pour éponger ses dettes de jeu, sa femme qui possède un joli pactole cherche à divorcer. L’idée de faire chanter le tueur lui vient en tête afin qu’il le débarrasse de son épouse et lui permette de récupérer ce magot également convoité par un bougnat. Du côté du canal Saint-Martin, le cinéaste parvient à créer une atmosphère à la fois inquiétante et délirante. Les personnages sont tous plus givrés les uns que les autres. Une fois de plus, on admire également ce sens du trait aigu et cette manière de peupler le film de trognes improbables (rendons grâce, une fois n’est pas coutume, à ces silhouettes géniales : Dominique Zardi, Jean Abeillé, Jean-Claude Rémoleux ici et dans les autres films Marcel Perès, René-Jean Chauffard et tellement d’autres…). Qu’il lorgne vers le fantastique (La Cité de l’indicible peur, Litan), la farce dépravante (Y-a-t-il un français dans la salle ?, Le Miraculé) ou la satire carabinée (A mort l’arbitre), Mocky aime à peupler ses films de silhouettes drolatiques, inquiétantes, décalées ou carrément allumées. Cette propension à la caricature lui permet à la fois de saisir quelque chose de finalement assez juste de la société tout en évitant les discours édifiants ou le naturalisme benêt.
Cette force de frappe, on la retrouve également dans ce qui constitue sa dernière veine, peut-être ma préférée.
4. Le romantisme noir
Après mai 68, le cinéma de Mocky devient plus sombre. Non pas qu’il abandonne la comédie (au contraire !) mais ses personnages perdent un peu la naïveté qu’ils avaient dans ses « comédies-guérilla ». Un certain individualisme désespéré succède à l’euphorie idéaliste de ses commandos rigolards. A une certaine croyance en la justice et en une humanité pouvant être réformée succède une colère tempérée par un certain dandysme détaché. Au sommet de cette période, il y a Solo, sans doute le chef-d’œuvre absolu du cinéaste. L’Albatros embraye sur les mêmes chemins de traverse puisque Mocky y interprète un prisonnier en cavale qui enlève la fille d’un politicien en campagne pour se couvrir. Dans Le Piège à cons, le réalisateur tient une fois de plus le rôle principal, celui d’un professeur aux idées révolutionnaires, exilé, qui revient en France dix ans après pour retrouver un ex-élève qui tente désormais d’appliquer ses préceptes. Dans ces deux films, Mocky rue dans les brancards et dénonce un monde politique particulièrement corrompu, barbotant dans les magouilles électoralistes les plus infâmes (L’Albatros) ou masquant les affaires les plus crapuleuses (Le Piège à cons). Face à cette situation, Mocky ne donne pas de grandes leçons mais oppose son statut d’individu libre et qui tient à le rester. S’il a tué un CRS dans L’Albatros, c’est par accident et s’il enlève une femme liée à une célébrité, ce n’est pas pour en tirer profit mais pour se protéger. La jeune otage finira d’ailleurs par s’attacher à son kidnappeur et lorsqu’elle réalisera la dégueulasserie de son père, elle fera l’amour avec lui (le forçat, pas son père !). Une scène illustre bien la situation : après être parvenue à s’échapper, Paula manque de se faire violer par des noceurs décadents (on reconnait sous une improbable perruque l’impayable Zardi). C’est Stef qui la sauve au dernier moment alors qu’elle l’a pourtant malmené et lui a constamment mis des bâtons dans les roues. Son but n’est pas de « profiter » de cette jeune femme mais d’aller au bout de sa cavale, seul contre tous.
Dans Le Piège à cons, Michel se fait prendre dans l’engrenage d’une action « terroriste » (il s’agit de voler des documents importants pour dénoncer de sombres magouilles) et de lutte contre l’Etat en voulant aider la compagne de son ancien élève tué pendant les opérations.
La force de ces deux films, c’est leur ancrage dans la situation sociale française de leur époque. Comme Solo, L’Albatros a des relents de gueule de bois après Mai 68. Tout est redevenu comme avant (les deux politocards sont interchangeables et pareillement hideux) et il ne reste plus qu’à l’individu d’organiser sa propre survie, sans illusions ni idéaux. Le Piège à cons est un passionnant tableau de la France pré-mitterrandienne dix ans après 1968. D’un côté, il y a toujours des foyers de contestation et une situation sociale tendue (on manifeste pour les 35 heures, les flics tabassent comme aujourd’hui…[1]), de l’autre, des anciens militants qui sont passés des barricades aux pétitions et dont Michel se moque avec entrain. Avec beaucoup d’acuité, Mocky montre le fossé qui s’est creusé entre ces soixante-huitards en pantoufles (quand même beaucoup plus sympathiques que les abjects July, Bruckner, Cohn-Bandit et autres badernes séniles qui se répandent aujourd’hui sur les chaînes télévisées) et une certaine jeunesse qui est restée fidèle aux idéaux de 68. Cette mise au ban de la petite communauté du film par le reste de la société peut annoncer, à sa manière, les agissements à venir d’Action directe.
Le talent du cinéaste, c’est d’éviter l’écueil du didactisme pour napper ses œuvres d’un romantisme noir et idéaliste. La mort est au bout du chemin dans les deux cas, aux côtés de la femme finalement aimée mais pas du même côté (voir la séparation symbolique à la fin de L’Albatros après que le couple a fait l’amour sur un mirador, en ombres chinoises), mais un lyrisme discret aura accompagné ces cavales solitaires. Et quand c’est une rengaine géniale de Léo Ferré qui rythme celle de L’Albatros, le spectateur ne peut qu’être submergé par l’émotion et cette rage contenue contre un système dégueulasse que Mocky n’aura jamais cessé de pourfendre…
[1] Quelques images relèvent néanmoins de la science-fiction puisqu’on voit des gens de la CFDT dans des manifestations !