L'empire des signes
Le film est déjà commencé ? (1951) de Maurice Lemaître
Films imaginaires (1965-1991) de Maurice Lemaître (Editions Re :Voir). Sortie en DVD le 4 décembre 2019
Les bonnes nouvelles sont suffisamment peu nombreuses pour qu’on se prive de signaler d’une d’entre elles : les indispensables éditions Re :Voir nous proposent aujourd’hui de redécouvrir (une partie de) l’œuvre de Maurice Lemaître en deux DVD.
Le film est déjà commencé ? est au même titre que les mythiques Traité de bave et d’éternité (Isou), L’Anticoncept (Wolman) ou Hurlements en faveur de Sade (Debord), un des films les plus emblématiques du lettrisme au cinéma et peut-être le meilleur dans la mesure où Lemaître est sans doute celui de la bande qui a le plus d’humour.
Le film débute par des images d’Intolérance de Griffith pendant cinq minutes tandis que des cartons interpellent le spectateur et lui demandent ce qu’il fait là (« votre obstination à voir ce film est incompréhensible ») et pourquoi il ne va pas plutôt voir ce chef-d’œuvre du muet. Comme chez Isou (dont le film était dédié, entre autres, à Griffith) et Debord (qui édicte un « aide-mémoire pour une histoire du cinéma » au début d’Hurlements en faveur de Sade), on note d’emblée le désir chez le cinéaste de s’inscrire dans une histoire du septième Art afin de montrer que le film qu’on est en train de voir en marque une nouvelle étape.
Lorsque débute réellement l’œuvre, on constate assez rapidement que Lemaître applique à la lettre les préceptes d’Isidore Isou et réalise une œuvre « discrépante » et « ciselante ».
Il s’agit dans un premier temps, et bien avant le cinéma de Godard, de disjoindre l’image et le son. Tandis que la bande image est constituée en majeure partie de bouts de pellicules récupérés, de chutes diverses ; une voix-off mi sarcastique, mi agressive (lorsqu’elle s’adresse directement au spectateur et lui demande « vous n’avez pas honte d’être ici ? ») va permettre à Lemaître d’exposer ses théories sur le cinéma (on retrouve exactement le même procédé dans Le Traité de bave et d’éternité).
Dans un deuxième temps, le cinéaste intervient directement sur la pellicule en la grattant, la rayant ou en peignant dessus. Ce geste de destruction du matériau même du cinéma produit néanmoins un effet assez paradoxal dans la mesure où le film se révèle très beau plastiquement parlant, entre quelques passages purement abstraits (comme un ballet de formes lumineuses ou géométriques) et des images « réelles » qui prennent un autre relief par la manière dont elles sont « maculées ».
Après avoir cherché à détruire l’idée même de sens en poésie en la réduisant à la lettre et au phonème, les lettristes tentèrent également de « détruire » le cinéma ou, du moins, de le dépasser (on sait d’ailleurs qu’Isou écrivit sur tous les domaines des arts et même sur la science et la politique). Même si on connaît les dissensions qui existèrent entre les lettristes et les situationnistes, le but de Lemaître avec Le film est déjà commencé ? n’est pas si éloigné de celui que cherchèrent à atteindre Debord et ses amis.
Il s’agit effectivement de radicalement remettre en cause la conception classique du cinéma (récit, sens, spectateurs passifs s’abreuvant des images des autres) pour remettre à l’honneur les mots de Lautréamont qui souhaitait que la poésie soit faite par tous et non par un. Chez Isou, cette remise en question passe par la destruction et le débat contradictoire tandis que Lemaître vise davantage à dépasser la salle de cinéma et invente, en quelque sorte, la participation du spectateur et le happening.
La voix-off du film se contente, effectivement, d’expliquer comment doit se dérouler la projection du film qu’on est en train de voir, avec des interventions de figurants devant perturber la projection et même une descente de policiers devant faire évacuer la salle et capturer le cinéaste scandaleux. Constamment, le spectateur est invité à réagir et à réinventer le film qu’il est en train de voir, à mépriser les consternantes bluettes sentimentales que la voix-off commence à raconter par moment de manière très ironique. Il s’agit à la fois de le provoquer (il est prévu, par exemple, de le faire attendre une heure devant la salle de cinéma tandis que des figurants leur enverront des seaux d’eau glacés sur la tête !) et à lui faire imaginer son propre film.
Cet appel à l’imagination, on le retrouve dans les Films imaginaires (1985), une succession de très courts « films » sans images et composés uniquement de textes édictant des dispositifs pour de possibles films. Avec beaucoup d’humour, Lemaitre invite le spectateur à reconstruire des œuvres « tactiles », « olfactives » ou « gustatives » dont il décrit le fonctionnement. L’idée qui revient le plus souvent dans tous ces courts-métrages, c’est que le cinéma est un art en « retard » et qu’il s’agit d’en finir avec la narration classique, avec le récit pour inventer une nouvelle esthétique où le spectateur doit tenir une place prépondérante. Un navet (1975-1977) reprend un peu le principe du Film est déjà commencé ? dans la mesure où une voix-off ne cesse de prendre à parti le spectateur. Tandis que défilent les images de films plus ou moins célèbres (on reconnait aussi bien Méliès que Nous irons tous au paradis d’Yves Robert ou encore un film porno), le commentaire ne cesse de nous provoquer, de nous pousser à réagir en allant parfois jusqu’à l’injure. Il s’agit de porter un autre regard sur les œuvres que nous ingérons toute l’année. Mais l’humour noir de Lemaître peut aussi laisser entendre que ces critiques incessantes que nous entendons s’adressent à son propre film qui restera imperméable au conformisme de la majorité. Dans Un navet, Lemaître évoque également la possibilité d’inventer des dispositifs permettant la participation du spectateur. On retrouve de manière plus théorique cette volonté de faire une œuvre « totale » dans Fin de tournage. Alors que défilent à l’écran des diapositives ciselées de certains films de Godard (on reconnait aisément Le Mépris, Pierrot le fou et La Chinoise), Lemaître répond aux questions d’une pseudo-journaliste qui est en fait l’une de ses proches. Il évoque alors ses conceptions du cinéma, son rapport à la « nouvelle vague » (à qu’il concède certaines qualités, notamment celle d’avoir été consciente d’appartenir à une « histoire » du cinéma), vomit quelques cinéastes reconnus (Welles et Hitchcock) et imagine l’œuvre du futur tout en confessant une certaine lassitude et une certaine fatigue. Lemaître reste toujours attaché à l’ « hypergraphie », une synthèse de l’écriture et des arts visuels rêvée par les lettristes. A la voix-off de ses films se mêlent des images « ciselées », des mots gravés sur la pellicule comme des graffitis, des dessins et du graphisme. Des textes lettristes, à la dimension incantatoire évidente, sont parfois déclamés (Films imaginaires, Au-delà du déclic). Au-delà du déclic (1965), un film plus ancien, joue la carte de l’hypergraphie avec une succession de clichés (photos fragmentés, dessins, articles de journaux…) qui témoigne de cette volonté de mêler tous les arts (d’autant plus que le film s’appuie sur une performance de Lemaître et un ouvrage publié précédemment).
Une des caractéristiques du cinéma lettriste est de décrire précisément ce que doit être le cinéma du futur. Dans Le film est commencé ? Maurice Lemaître le fait avec un humour assez ravageur et introduit même des critiques imaginaires de son film absolument tordantes où il renvoie dos-à-dos les staliniens, les droitistes, les catholiques coincés et leur langue stéréotypée. L’anarchisme débridé du cinéaste (qu’on connaît également comme acteur puisqu’il incarne un délicieux savant fou dans La Vampire nue de Rollin qui lui a également offert un autre rôle dans La Nuit des horloges) est absolument réjouissant et sa manière de piétiner le cinéma s’avère également une remise en cause globale de la société. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il évoque longuement (comme Isou lorsqu’il écrira Le Soulèvement de la jeunesse) le rôle révolutionnaire de la jeunesse, préfigurant avec une avance assez stupéfiante le mouvement de Mai 68.
A ce titre, si L’Ayant-droit paraît le moins « lettriste » de tous les films présentés, il est un témoignage très intéressant sur le rôle précurseur du mouvement de 1968. En effet, après s’être engagé en politique aux législatives de mars 1967, Maurice Lemaître intervient pendant la conférence de presse du général De Gaulle quelques semaines plus tard. L’intervention est relatée dans Le Monde de l’époque mais elle disparait des images désormais archivées de ladite conférence. Le film, qui présente les images de De Gaulle en accéléré, est un compte-rendu des courriers entre le cinéaste et l’INA (entre autres) pour retrouver la trace de cette intervention. En filigrane, Lemaître dénonce la censure gaulliste et cherche à prouver qu’il n’a pas limité son champ d’action au seul domaine des arts.
Avec le recul des années, l’œuvre de Lemaître n’a rien donc perdu de sa singularité, de son caractère explosif et de son humour si particulier.