Plus qu’hier, moins que demain (1998) de Laurent Achard avec Mireille Roussel, Pascal Cervo, Lily Boulogne (Éditions La Traverse/Éditions de l'oeil). Sortie en DVD le 25 novembre 2019

© Editions La Traverse

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On peut toujours compter sur les éditions de La Traverse pour nous proposer de beaux films singuliers et finalement peu vus. Après certains titres de Paul Vecchiali, Jean-Daniel Pollet, Gérard Frot-Coutaz et Marie-Claude Treilhou, la maison nous propose de (re)découvrir l’œuvre discrète de Laurent Achard avec deux courts-métrages (Dimanche ou les fantômes et l’extraordinaire La Peur, petit chasseur) et son premier long (Plus qu’hier, moins que demain). A travers ces trois films se dessinent d’emblée des motifs récurrents et un style aussi original que beau. Tous les trois se situent à la campagne, à proximité d’une forêt et, pour deux d’entre eux, d’une rivière. Mais surtout, ils épousent à leur manière le regard d’un enfant. A ce titre, Dimanche ou les fantômes peut apparaître comme une matrice possible de l’œuvre à venir. Il s’agit d’une simple tranche de vie, du déroulé banal d’un dimanche ordinaire entre le petit Pierre et sa mère. Comme chez Rozier ou Renoir, on profite du soleil pour aller se balader en forêt, nager un peu et rentrer à la maison.

Raconté de cette façon, le film semble relever de la chronique naturaliste à laquelle de nombreux jeunes cinéastes français purent succomber. Or Achard effectue d’emblée un travail de stylisation. Son film n’a beau « rien » raconter, il séduit par sa manière d’appréhender les choses. Par petites touches impressionnistes, le cinéaste arrache quelques parfums d’une enfance retrouvée. C’est le plaisir de retrouver une pièce sous l’oreiller après avoir placé une dent tombée la veille. Ou encore celui d’aller se blottir contre sa mère encore endormie. C’est l’odeur des tartines du petit-déjeuner ou la sensation du froid de l’eau sur le corps. Mais jamais Achard ne succombe à la tentation de la vignette nostalgique. Son jeune héros a déjà quelque chose de blessé dans le regard. On ne saura rien de la situation de la famille mais on devine qu’elle a été séparée et le petit semble vivre seul avec sa mère. Même si aucun événement « dramatique » n’adviendra, il plane constamment sur le court-métrage une angoisse diffuse, une inquiétude qui s’exprime par les silhouettes entre-aperçues dans la forêt, par une absence soudaine de la mère (a-t-elle été rejoindre un de ces hommes ou a-t-elle été faire pipi comme elle l’affirme à Pierre inquiet ?) ou par une arrestation par les gendarmes (la jeune femme roule en mobylette sans casque).

Ce qui fait la force de Dimanche ou les fantômes mais également de Plus qu’hier, moins que demain, c’est cette manière de « recomposer » la réalité à travers la vision d’un enfant. Les éléments qu’il voit sont « réels » mais cette vision est forcément parcellaire, fragmentaire et imprégnée par les incompréhensions et angoisses enfantines. Si le récit du premier long-métrage semble plus « structuré » et s’appuie sur quelques « rebondissements », le principe est le même : les secrets qui composent la famille n’émergent qu’au détour de petites touches où la sensation prédomine. Il faut un petit temps au spectateur pour identifier les personnages et leurs liens.

Alors que son père vient d’avoir une promotion dans son entreprise, Sonia (Mireille Roussel) revient voir sa famille à l’improviste avec son mari (Patrick) et son bébé. Elle retrouve sa sœur Françoise et son jeune frère Julien (qui a une dizaine d’années). Si le rôle du petit garçon paraît secondaire au regard des intrigues sentimentales qui se nouent (celle de Françoise et Bernard) et se dénouent (Sonia a autrefois vécu une histoire passionnelle avec son oncle), c’est son regard qui semble structurer la mise en scène. Chez Laurent Achard, les petits garçons semblent toujours ici et ailleurs. Au cœur du plan comme observateur (voir cette scène où Julien découvre des secrets en se cachant dans une grotte et en épiant sa sœur et Bernard) mais finalement exclus du monde qui les environne et qu’ils peinent à appréhender. Dans les trois films, ce qui se passe hors-champ a autant d’importance que ce qui se déroule au cœur du plan. Le cinéaste radicalise cette idée dans le stupéfiant La Peur, petit chasseur puisque le film n’est, en fait, qu’un long plan fixe de 9 minutes. Un petit garçon vaque à ses occupations devant sa maison tandis que sa mère sort pour étendre le linge. Soudain, une voix masculine menaçante se fait entendre depuis la maison. La femme rentre et on perçoit des cris et ce qui ressemble à des coups. Mais Achard brouille sciemment ces sons hors-champs avec une sorte de musique bruitiste qui finit par donner l’impression qu’un train est passé à proximité. Avec une économie de moyen remarquable et un sens du contraste étonnant, le réalisateur est parvenu à nous faire partager la perception brouillée de l’enfance, entre une sorte de « bulle » d’innocence et la rumeur inquiétante d’un monde violent.

© Editions La Traverse

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L’enfant chez Achard est placé dans une position inconfortable, entre les « préoccupations » qui devraient être celles de son âge (s’amuser, découvrir le monde…) et la blessure indélébile infligée par le monde des adultes. Dans Plus qu’hier, moins que demain, on retrouve ces moments où Julien cherche un certain réconfort en se glissant dans le lit de sa grande sœur ou en s’amusant avec elle lorsqu’elle chante à tue-tête un titre de Vanessa Paradis. Mais il est aussi confronté à une figure paternelle fuyante qui boit beaucoup (on peut se dire que ce père, absent dans Dimanche ou les fantômes, et encore assez sympathique quoiqu’insignifiant ici, préfigure la brute violente et invisible de La Peur, petit chasseur) et à des secrets de famille qui resurgissent avec le retour de Sonia (une histoire d’amour « interdite », une tentative de suicide…)

La force du film, c’est cette manière d’appréhender le Réel par petites touches impressionnistes (de superbes scènes de baignades et de pique-niques au bord de l’eau) dans la lignée de Renoir et Pialat tout en parvenant à imposer une stylisation pour éviter la platitude du naturalisme. Chez Achard, elle passe par le jeu « blanc » des comédiens, une mise en scène assez frontale et épurée où les plans se répondent sous forme de rimes visuelles (la barrière de chemin de fer qui s’ouvre au début du film et qui se referme à la fin en « scellant » le destin de Bernard, le jeune amoureux de Françoise). Elle s’épanouit également grâce à la puissance du hors-champ, cette « rumeur du monde » qui menace perpétuellement les personnages, qu’il s’agisse des adolescents brutaux qui s’en prennent à Julien ou de la police qui traque Karim, le travailleur clandestin que la famille a accueilli en échange de quelques travaux manuels.

La beauté du cinéma d’Achard est de saisir également quelque chose de l’ordre du non-dit, ces secrets qui couvent au cœur de chaque famille. D’une part, ses films sont irrigués par une violence sourde qui ne dit pas son nom, de l’autre, ils tournent également autour de l’interdit de l’inceste. Dans Dimanche ou les fantômes, c’est très fugitif mais on note ce moment où Pierre regarde sa mère dans la salle de bain par le trou de la serrure, juste avant qu’elle place une serviette devant (là encore, le plan est très beau par son caractère extrêmement fugace, comme une « image cristal » recomposée par la mémoire). Dans Plus qu’hier, moins que demain, c’est la passion amoureuse entre un homme reconnu et sa nièce qui structure en filigrane le récit. Mais là encore, Laurent Achard aborde le thème avec délicatesse et par le biais d’un regard « extérieur » et le filtre de l’enfance.

Et c’est ce qui fait la force de ces trois films : un attachement au « réel » tamisé par le regard et vision d'une enfance nue…

 

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