"Roman-porno", canal historique. Episode 2
Les amants mouillés (1973) de Tatsumi Kumashiro avec Toru Ohe
L’Extase de la rose noire (1975) de Tatsumi Kumashiro avec Naomi Tani
(Éditions Elephant films) Sortie en coffret DVD/BR le 17 décembre 2019
De tous les cinéastes ayant œuvré dans le cadre du « roman porno », Tatsumi Kumashiro est sans doute le plus renommé et eut droit, il y a quelques années, à une rétrospective dans les salles françaises (j’ai pu ainsi découvrir Le Rideau de Fusuma et Désirs humides sur grand écran). C’est également le cinéaste le plus attaché à décrire une certaine réalité sociale et dont les films relèvent avant tout de la chronique prise sur le vif. Préférant une narration heurtée, où les longs plans-séquences se juxtaposent, aux récits parfaitement lissés, Kumashiro saisit à chaque fois quelque chose de la jeunesse japonaise du moment.
Les deux films regroupés ici sont intéressants dans la mesure où ils tournent autour de l’univers du cinéma. Soit de manière indirecte dans Les Amants mouillés où le héros du film (une sorte de vagabond dont on ignore s’il est un marginal vivant au jour le jour ou s’il est un bandit qui dissimule à tous sa véritable identité) travaille pour une salle de cinéma érotique où il fait office de factotum (il transporte les bobines, joue les projectionnistes et fait le ménage en fin de soirée). De manière beaucoup plus directe dans L’Extase de la rose noire puisqu’un cinéaste spécialisé dans la pornographie est obligé d’arrêter son film lorsque son actrice principale décide d’arrêter de tourner en raison de sa toute récente grossesse. Il va alors falloir trouver une autre comédienne et la convaincre de se livrer à des galipettes devant la caméra.
Kumashiro construit ses deux films autour de la question du regard. Dès le premier plan des Amants mouillés, le jeune homme qui roule à vélo jette constamment des regards en direction de la caméra, comme s’il était traqué à la fois par la police mais également par le spectateur. Plus tard, en pleine nature, il tombera sur un couple en train de faire l’amour et se postera sans vergogne devant eux pour les reluquer. En dépit de sa fureur de voir débarquer ce voyeur culotté, l’homme en train de prendre du bon temps refusera d’interrompre ses ébats et finira son affaire avant de s’en prendre à Katsu. L’incongruité du cinéma de Kumashiro s’exprime parfaitement dans cette scène puisqu’il nous présente avec une certaine distance et ironie son métier (celui de « pornographe » obligé de répondre à un cahier des charges précis pour satisfaire son spectateur/voyeur) tout en assumant d’aller au bout des contraintes du genre pour en faire quelque chose de beau.
On retrouve ce double mouvement dans L’Extase de la rose noire puisque le cinéaste peut être vu à la fois comme un portrait ironique de certains « grands noms » du cinéma japonais (il cite directement Imamura et Oshima) cherchant à « anoblir » la question du sexe en la drapant dans de grandes théories esthétiques et politiques mais également comme un autoportrait amusé d’un petit « amateur » (il tourne en 16 mm avec un éclairagiste et deux comédiens) cherchant à faire du beau à partir du trivial. Là encore, il y a dans le film le poids accablant du regard des autres, à l’image de cette très belle scène où le cinéaste commence à faire l’amour avec la sublime Naomi Tani (une des muses du « roman porno », notamment pour Konuma) et que ses complices débarquent à l’improviste pour éclairer la scène et la filmer à l’insu de la jeune femme. Mais à partir de ces corps livrés à la concupiscence de tous, Kumashiro parvient à saisir une certaine beauté et une vérité intime. Le côté trivial et parfois même violent des scènes est finalement transcendé par cette manière qu’a le cinéaste de s’approcher des visages et de saisir le plaisir en plan-séquence. A ce titre, l’expressivité du visage de Naomi Tani est assez stupéfiante et le spectateur est saisi par la manière dont l’actrice passe de la plus grande réserve (elle incarne la quintessence de la japonaise timide et soumise en kimono) à l’abandon le plus total.
Kumashiro joue avec une grande habileté sur le passage entre l’espace public (celui de la scène qui se joue aux yeux de tous ou d’un tiers) et la redécouverte d’un espace privé qui se redessine dans l’étreinte. Dans Les Amants mouillés, il y a une très belle scène qui fait ce trajet à l’envers. Katsu a une liaison avec la femme du gérant de la salle de cinéma où il travaille. Ils font l’amour dans un espace exigu mais lorsque la belle atteint l’orgasme, ses gémissements semblent traverser les murs et envahir toute la ville que Kumashiro filme en un beau panoramique.
Comme le souligne Stéphane du Mesnildot dans un supplément, il y a un côté « godardien » chez Kumashiro (dans le bonus d’un autre coffret sorti autrefois, quelqu’un confiait que le cinéaste avait été très marqué par Pierrot le fou) puisque l’art et la vie ne cessent de s’entremêler. Si le sexe est un travail pour le cinéaste et son équipe dans L’Extase de la rose noire, il n’est désormais plus séparable de la vie (la première actrice qui tombe enceinte de son partenaire à l’écran, le cinéaste qui tombe amoureux de sa comédienne mais qui la filme néanmoins avec un autre partenaire) et se termine par cette confession étonnante de Naomi Tani : elle a jouit en jouant. Pour Kumashiro, l’artifice du genre peut permettre d’arriver à cette « jouissance », à cette beauté. De manière assez amusante, il dévoile l’artifice de son métier, notamment lorsque son cinéaste va enregistrer des sons incongrus (halètement d’un chien, chat qui se lèche le museau, cris d’une patiente chez un dentiste…) pour s’en servir comme « accompagnement » des scènes de sexe qu’il compte tourner. Là encore, la contrainte est un moyen de parvenir à saisir quelque chose de vital et vrai.
Cette vérité s’incarne généralement dans les personnages féminins. Si certaines scènes des films de Kumashiro peuvent heurter nos sensibilités d’occidentaux fragiles du 21ème siècle (femmes giflées, violentées…), le cinéaste parvient toujours à retourner les situations de manière dialectique. En effet, que ça soit par le regard (comme évoqué plus haut) ou par le geste (la brutalité masculine), les situations tendent à réifier les corps féminins. Mais peu à peu, dans le cadre de ces conventions, elles parviennent à s’imposer et à dicter la règle de leur propre jouissance. Elles deviennent sujets à part entière et de véritables personnages (tous les témoignages concordent d’ailleurs à dire que l’atmosphère des tournages de Kumashiro était très détendue et sereine, empreinte d’un grand respect pour les femmes).
Ce qui séduit également chez ce metteur en scène, et là encore on peut y lire une filiation avec le Godard des années 60, ce sont les scènes insolites qui parsèment ses films. Dans Les Amants mouillés, le trio amoureux, nu, se met soudain à improviser une partie de saute-moutons dans des dunes ensablées. Dans L’Extase de la rose noire, c’est la jeune actrice enceinte filmée au bord de l’eau dans le plus simple appareil avec une ombrelle rouge, tache de couleur pétulante et pop au milieu de la nature.
Le cinéma de Kumashiro prouve une fois de plus qu’au sein même d’un genre très codifié (le « pinku eiga »), des talents purent s’épanouir et proposer des œuvres singulières et d’une vitalité qui n’a pas pris une ride…
NB : Les suppléments de ces deux films sont toujours très riches. Les interventions de Stephen Sarrazin, Stéphane du Mesnildot et Julien Sévéon sont à la fois instructives (pour le côté factuel) et stimulantes (pour les interprétations). A cela, il faut ajouter des entretiens émouvants avec la scripte et le monteur de Kumashiro qui égrènent des souvenirs sur le cinéaste et le studio Nikkatsu.