"Roman-porno", canal historique. Episode 3
Angel Guts : Red Porno (1981) de Toshiharu Ikeda avec Jun Izumi (Editions Elephant Films). Sortie en DVD/BR le 17 décembre 2019
Les années 80 vont marquer une évolution dans le « roman porno » produit par la Nikkatsu. En effet, l’arrivée massive de la vidéo et notamment ce qu’on a nommé au Japon la AV (vidéo pour adultes) oblige le studio à suivre la tendance et à proposer des films plus corsés. Les interdits de l’érotisme japonais restent de rigueur (interdiction de montrer les organes sexuels) mais les situations deviennent plus explicites et les gros plans beaucoup plus évocateurs. Toshiharu Ideka joue même parfois la carte de la métonymie lorsque son héroïne s’amuse voluptueusement avec un pied de table, d’abord avec la bouche puis de la manière dont on peut l’imaginer.
La saga Angel Guts est l’adaptation d’un manga signé Takashi Ishii et compte à ce jour neuf longs-métrages ; Chüsei Sone puis Noboru Tanaka ont réalisé les trois premiers et le mangaka s’est chargé lui-même du neuvième épisode. Red Porno est le quatrième titre d’une série qui met en scène une héroïne nommée Nami. La jeune femme travaille ici dans un grand magasin et accepte d’aider une amie qui lui demande de la remplacer pour un travail. Il s’avère que ce travail sera une séance de photos pornographiques où la belle est minutieusement ligotée. Le magazine qui publie ces clichés obtient rapidement un grand succès et vaut à Nami des coups de fil inquiétants et d’être suivie par un jeune homme solitaire…
Si Toshiharu Ikeda débute à la Nikkatsu comme réalisateur de « roman porno », il deviendra par la suite plus célèbre pour ses films d’horreur, notamment Evil Dead Trap. Son film frappe d’emblée par le soin qu’il accorde à la mise en scène et par sa manière de s’inscrire dans une esthétique qui évoque celle du thriller. Red Porno débute par une filature inquiétante où l’héroïne se sent menacée avant d’arriver chez elle où elle vit seule. Plus tard, une même course-poursuite aura lieu dans le métro puis dans des rues désertes sous une pluie battante. On songe alors à certains films de terreur new-yorkais (style Lustig) ou même à De Palma avec ce jeune voyeur sous la pluie qui pourrait sortir de Pulsions.
L’intérêt du film tient d’ailleurs à cette manière de partir d’une « image » pour en révéler une « vérité » qui ne se limite pas aux apparences. Si Nami a posé pour des photos très osées, elle n’arrête pas de dire que ces images ne sont pas elle, qu’elles ne correspondent pas à sa nature profonde. A l’opposé du spectre, le jeune voyeur qui semble la harceler et que tout le monde regarde bizarrement dans le voisinage (on prétend qu’il espionne sa voisine et qu’il vole des sous-vêtements féminins) s’avèrera être un amoureux transi et le « faux coupable » idéal. Le traitement qu’Ikeda fait subir au genre est un peu de la même espèce. Les personnages ricanent souvent devant les photos pornographiques qui leur tombent sous les yeux et estiment que ces stéréotypes sont un peu fades et grotesques. Or si les situations que met en scène Ikeda relèvent du cliché, il parvient à leur donner une puissance érotique et fantasmatique assez rare. Pour prendre un seul exemple, le jeune voyeur voit un beau jour débarquer la propriétaire de son appartement qui vient inspecter les lieux (notamment pour rechercher les fameux sous-vêtements disparus). Lorsque les deux personnages se croisent, l’image se fige et apparaît alors en surimpression une scène où le jeune homme se jette littéralement sur la femme et la déshabille sauvagement. Il y a donc une illustration très claire de la séparation qui s’instaure immédiatement entre la réalité des personnages et l’exploration des fantasmes, même les plus troubles.
Le cinéaste joue sur le caractère « irréaliste » de l’esthétique en nimbant de rouge une scène de masturbation féminine qu’il filme en gros plan depuis le dessous d’une table basse. Ce formalisme très soigné lui permet d’ausculter à la fois une certaine solitude urbaine (personnages perdus dans l’anonymat urbain, onanisme, voyeurisme comme seul lien entre eux…) et d’explorer le territoire du fantasme. Red Porno a parfois des allures de « traité des fluides » tant le cinéaste joue sur cette image d’un plaisir qui exsude de tout le corps : c’est cette espèce d’huile dont est enduite l’héroïne ou encore la jeune voisine qui s’amuse coquinement avec un œuf dont le jaune finit par se répandre sur ses cuisses. Transpiration, sperme ou même urine (de la part d’un tueur qui termine ainsi sa sale besogne) : tous ces éléments ne sont jamais utilisés de manière « réaliste » (encore une fois, le « roman porno » n’a rien à voir avec la pornographie telle qu’on peut l’envisager en occident) mais témoignent d’une volonté de stylisation et d’inventer un univers fantasmatique qui s’avère constamment fascinant.
En faisant basculer les clichés du cinéma érotique du côté des codes du thriller et du suspense, en lestant ses personnages d’une certaine mélancolie romantique (la fin, noire, est touchante), Ikeda signe un film sensuel et poisseux qui prouve une fois de plus, si besoin était, la singularité et l’originalité du « roman porno » japonais…