Antiporno (2016) de Sono Sion avec Ami Tomite (Editions Elephant Films) Sortie en DVD/BR le 17 décembre 2019

© Elephant films

© Elephant films

Au fil des années, le « roman porno » de la Nikkatsu a gagné une sorte d’aura et une véritable popularité chez les cinéphiles mais aussi auprès d’un nouveau public (notamment féminin). Tandis que les films ont pu être repris en salles ou édité en DVD dans de nombreux pays (en France, Wild Side et Cinémalta firent un beau travail de défrichage), des chercheurs et critiques ont également écrit sur un genre désormais totalement pris au sérieux. C’est dans le cadre de cet engouement que la Nikkatsu décide en 2015, en vue de célébrer les 45 ans de la naissance du genre, de lancer le « projet reboot » et d’offrir à cinq cinéastes l’occasion de réaliser un « roman porno » avec les mêmes contraintes qu’à l’époque : temps de tournage et budget limités, films courts et nécessité d’intégrer une scène de sexe toutes les 10 minutes.

Je n’aurais sans doute pas dû commencer par Antiporno de l’iconoclaste Sono Sion dans la mesure où c’est le seul des cinq cinéastes à avoir « détourné » la commande. Si le résultat est vraiment formidable, il n’est sans doute pas représentatif de ce qu’a pu être cet « hommage » et s’avère être, au bout du compte, un véritable ovni.  

Le film débute par l’image d’une jeune femme nue sur son lit. Sono Sion explique dans un entretien qu’il a voulu ainsi « casser » l’érotisme (lié, pour lui, au déshabillage et donc à une certaine forme de mise en scène du désir) en abordant d’emblée la nudité de manière naturelle. Sauf que pour le spectateur, le plan apparaît comme beaucoup plus trouble. En effet, la jeune femme porte toujours une culotte mais elle a été baissée de manière artificielle au niveau des genoux, donnant davantage l’idée d’une agression que d’une volonté de dormir à l’aise. Or comme Kyoko est seule dans son appartement, cette agression ne peut venir que du spectateur/voyeur qui désire se repaître de cette nudité.

Dès ce premier plan, Sono Sion joue sur cette distance entre ce qui est montré et ce qui se joue derrière cette représentation. Par la suite, le cinéaste ne va cesser d’accentuer cette distanciation : décors stylisés à outrance (une pièce principale jaune du sol au plafond, des toilettes intégralement rouges…), théâtralisation exacerbée et jeu des comédiennes à la frontière de l’hystérie permanente… Kyoko est artiste et écrivain. Lorsqu’arrive son assistante, elle l’humilie et met en place un jeu de domination/soumission qui traduit à sa manière la violence des rapports sociaux. Mais au bout d’un certain temps, un cinéaste intervient dans le champ et interrompt la prise : Kyoko est en fait une actrice qui tient un rôle et Sono Sion procède à un renversement des positions. La jeune femme se fait humilier par l’équipe et notamment par la comédienne qui incarnait son assistante. Dès lors, Antiporno dévoile ses enjeux : à la fois cri de rage contre une société patriarcale reproduisant des mécanismes archaïques de domination et réflexion sur les rôles assignés aux femmes, à la fois au cinéma dans le cadre particulier de l’érotisme mais aussi sur dans la vie. Le génie de Sono Sion réside dans cette manière de briser constamment les frontières entre la représentation et la « vie ». Kyoko s’interroge à un moment donné sur les « pucelles » et les « putains », réfutant cette opposition qui voudrait qu’une femme « libérée », (artiste, comédienne…), revendiquant sa sexualité, soit forcément une « putain » alors qu’une majorité de femmes « respectables » ont pourtant perdu leur pucelage. Cette opposition se retrouve dans le cadre de scènes familiales : alors que les parents de Kyoko font souvent l’amour, ils refusent à la jeune femme ce droit à la sexualité et l’empêchent de s’épanouir comme femme hors des cadres rigides édictés par la société. Alors que le spectateur pense assister à des scènes « réelles » de la vie quotidienne d’une jeune fille voulant devenir actrice, on voit soudainement débarquer une équipe de cinéma qui filme la scène. La vie elle-même devient une scène de théâtre où Kyoko se voit obligée de tenir une place prédéterminée.

© Elephant films

© Elephant films

Si le décor d’Antiporno évoque furieusement les couleurs du pop’art, il y a dans les enchaînements du film une dimension surréaliste. On songe à Buñuel lorsqu’une scène intime qui se noue entre les deux héroïnes se transforme soudainement en véritable pièce de théâtre devant un public hilare (toujours cette agression du regard). Ou encore ce moment qui évoque la fameuse scène du repas sur les toilettes du Fantôme de la liberté : un diner familial très classique (les parents d’un côté, les deux sœurs de l’autre) où les conversations sont entièrement axées sur la question du sexe abordée de manière très crue. Tout se passe comme si l’inconscient (les désirs, les pulsions…) surgissait en dépit du joug des conventions sociales.

Tout le récit est porté par un mouvement émancipatoire. Echapper à l’assignation, aux rôles imposés par la société (toute l’équipe du film est masculine tandis qu’on ne trouve que des femmes devant la caméra), assumer une sexualité libérée des contraintes et briser les chaînes entravant la liberté de l’individu. A ce titre, le moment où la couleur se libère le temps d’une espèce de grand « dripping » à taille humaine est très représentatif de ce grand cri de colère qui anime Sono Sion.

Pour conclure, dans son analyse particulièrement pertinente du film (en bonus du DVD), Stéphane du Mesnildot évoque la figure de Fassbinder et notamment Les Larmes amères de Petra von Kant (pour les rapports de domination/soumission qui finissent par s’inverser). C’est effectivement très juste et c’est aussi ça qui rend le film si fort : son côté très théorique et « politique » (on songe également à Wakamatsu) n’empêche nullement un certain attachement au mélodrame (le personnage de la sœur pianiste) qui le rend parfois vraiment poignant (d’autant qu’il est porté par une Ami Tomite assez stupéfiante) et qui renvoie d’ailleurs aux autres romans familiaux tordus de Sono Sion (voir Love Exposure).

Iconoclaste et explosive, Antiporno est une œuvre d’une rare puissance, portée par une rage et une inventivité assez stupéfiantes.  

Retour à l'accueil