L’Aube des félines (2016) de Kazuya Shiraishi avec Juri Ihata, Ken Yoshizawa (Editions Elephant films) Sortie en DVD/BR le 17 décembre 2019

© Elephant Films

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Nous évoquions dans notre dernière note le « projet reboot » de la Nikkatsu consistant à proposer à cinq cinéastes de réaliser aujourd’hui un « roman porno » avec les mêmes contraintes qu’autrefois. Si l’iconoclaste Sono Sion parvint à détourner la commande pour réaliser un film ne ressemblant à rien de connu, ses collègues jouèrent davantage le jeu et tentèrent de renouer avec l’esprit originel dudit « roman porno ». Kazuya Shiraishi va même plus loin puisque son film est une variation directe autour du film de Noboru Tanaka Nuits félines à Shinjuku. On y retrouve l’esprit de la chronique construite autour de trois figures de prostituées et leurs déboires. L’une d’entre elles s’appelle même Masako, comme chez Tanaka, et on retrouve une scène similaire où les trois jeunes femmes se retrouvent entre elles et évoquent de manière assez truculente leur boulot. 

Mais bien évidemment, le contexte a bien changé. Les filles ne travaillent plus dans un établissement de bains mais pour une petite agence qui propose leurs services via Internet. Une certaine insouciance a également disparu et il ne reste désormais plus que des êtres solitaires qui trainent leur désespoir à travers les artères de la grande ville, sans espoir de lendemains radieux. Le plus grand intérêt de L’Aube des félines réside dans la façon qu’a Kazuya Shiraishi de prendre le pouls de la société japonaise à travers les portraits qu’il dresse de ses personnages. En ce sens, il a saisi l’esprit du genre qui fut, à sa manière, un formidable révélateur des mœurs d’une société et de son évolution.

Centré sur ses trois personnages féminins, le film parvient néanmoins à sonder également les nouvelles masculinités à travers trois duos. Masako représente une certaine jeunesse marginale, sans véritable domicile fixe et contrainte de dormir dans des motels ou des cybercafés. Elle rencontre une figure masculine assez typique au Japon, celle de l’hikikomori (voir le segment de Tokyo réalisé par Bong Joon-Ho) à savoir d’un individu qui refuse de sortir de chez lui pour vivre complètement isolé du monde. Celui qui commande les services de Masako est un geek qui passe ses journées à surveiller les réseaux sociaux et à les « troller » si besoin. La seconde est une mère célibataire qui confie son fils battu à un jeune homme avec qui elle a négocié sur la toile (une sorte de nounou version Uber). Enfin, la dernière est une femme mariée qui ne se prostitue pas par nécessité mais parce qu’elle est malheureuse et désœuvrée. Elle noue une relation douloureuse et émouvante avec un vieillard qui vient de perdre son épouse. Là encore, le lien avec le film de Tanaka est établi puisque ce veuf inconsolable est incarné par Ken Yoshizawa qui jouait le voyeur blasé et bisexuel de Nuits félines à Shinjuku.

Que retient-on de ces relations entre les personnages ? Un sentiment de solitude et une incapacité pour chacun de sortir de sa bulle, qu’il s’agisse d’un appartement, de ses souvenirs ou de sa condition sociale. Par ailleurs, le film pointe également la prédominance d’une technologie étendant son emprise à tous les domaines de la vie. La prostitution se fait par Internet et renforce l’impression de réification généralisée : on commande une fille ou un baby-sitter comme on commande une pizza.

Le film a quelque chose de glacial dans la description de sentiments humains qui semblent avoir totalement disparu (le portrait du petit garçon mutique, plein de bleus, est glaçant).  C’est ce qui le distingue de son modèle qui, en dépit d’une certaine amertume, restait vivant et truculent.

Ce tableau d’une société déshumanisée fait l’intérêt de cette Aube des félines qui, par ailleurs, reste un film assez mineur, parfois un poil trop lisse et manquant un peu de cette audace qui fit les belles heures du « roman porno ».  

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