La ronde
Magnum Begynasium Bruxellense (1978) de Boris Lehman (Editions Re :Voir) Sortie en DVD le 5 février 2020
On connait Boris Lehman pour sa grande œuvre autobiographique (Histoire de ma vie racontée par mes photographies, Tentatives de se décrire…) et comme l’un des représentants les plus fameux de cette famille « qui rapproche le cinéma de la littérature intime et de l’autoportrait » [Dominique Noguez]. Comme ses « cousins » français (Gérard Courant, Joseph Morder…), Lehman nous propose souvent des carnets, des autoportraits et invente un cinéma à la première personne qui n’appartient qu’à lui. Or Magnum Begynasium Bruxellense s’avère un peu différent puisqu’il s’agit de brosser le « portrait » d’un quartier : le Béguinage à Bruxelles. C’est d’ailleurs amusant de faire la comparaison avec Gérard Courant qui a consacré de nombreux films aux lieux qui lui sont chers, qu’il s’agisse d’une Promenade dans les lieux de mon enfance dijonnaise ou de ses inventaires des rues de Lyon ou Saint-Marcellin (A travers l’univers) car l’approche de Boris Lehman est sensiblement différente et finalement plus classique.
Le film débute, en effet, comme un documentaire traditionnel. La forme paraît même quelque peu ingrate : un 16 mm en noir et blanc, des personnes qui se succèdent devant la caméra sans qu’on ait la moindre précision sur leur statut, aucun commentaire… Même les lieux restent, au départ, assez imprécis (Où sont tous réunis ces quatre hommes parmi lesquels l’un se lève pour aller faire du café ? Appartement individuel ? Salle des fêtes ? Local syndical ?). C’est du cinéma au ras du quotidien, qui prend son temps (le film dure près de 2h30) et qui se contente d’enregistrer de mini-tranches de vie d’une confondante banalité.
Magnum Begynasium Bruxellense est une mosaïque. Ou encore, puisqu’un vieux monsieur que l’on croise dans ce film semble être un adepte, un grand puzzle où le motif finit par apparaitre au fur et à mesure que le cinéaste assemble ses « pièces ». Au fur et à mesure, le tableau prend une ampleur qui excède le côté minuscule des moments croqués. Boris Lehman cherche moins à « faire récit » qu’à saisir le mouvement même de la vie. On identifie alors des lieux plus « connotés » (crèche, école, hospice…) et le film fait sourdre une certaine mélancolie lorsqu’on réalise que certains habitats sont menacés (voir la crainte de cette vieille femme de devoir quitter un quartier où elle a habité plus de vingt ans) ou que « tout va trop vite » pour paraphraser le texte de Roméo Carlès récité par une habitante du quartier :
On veut s’accrocher au passé
Mais tout déjà n’a fait que passer
On va trop vite
Sur cette terre nous irons
Comme des marionnettes font
Trois petits tours et puis s’en vont
On va trop vite
Par le montage où quelques plans en couleurs viennent rompre la continuité du film, Lehman parvient à créer des rimes, des réminiscences, à relier des espaces et des temps qui paraissent différents mais qui s’inscrivent dans le même mouvement de la vie. Qu’il s’attache aux gestes précis d’un menuisier ou d’un professeur apprenant le français aux enfants d’origine étrangères, il fait preuve de la même attention pointilliste aux infimes détails qui font le quotidien. Mais il parvient à rendre compte de cette « banalité » sans la moindre platitude et peut-être pour deux raisons. D’une part, parce qu’il sait que la vie est représentation et filme à de nombreuses reprises des individus qui « se mettent en scène » (spectacle enfantin inspiré de Laurel et Hardy, chorale, mime et danse…), détachant ainsi le « réel » du naturalisme plan-plan. D’autre part, parce que Lehman – par ses inserts sur des objets, des inscriptions, des pancartes, etc.- brise la continuité de ses images et introduit une dimension insolite. Comme si tous ces éléments visuels venaient en permanence « commenter » le Réel, lui donner un peu plus d’épaisseur. Il y avait dans Tentatives de se décrire quelques références à Magritte et c’est à Paul Nougé et ses « objets bouleversants » que l’on songe ici. Nous ne sommes évidemment pas dans le même registre mais il y a une même volonté de déciller les regards pour nous montrer ce que dissimule la banalité du quotidien. L’un des plus beaux moments est sans doute celui où un homme achève un splendide carrousel miniature. Sur la table de son salon, l’objet -par sa taille assez conséquente- est assez insolite. Et il devient la métaphore même de toute l’œuvre : une ronde qui à la fois enferme les personnages (dans leur quartier, leurs habitudes…) mais qui possède sa propre beauté et une infinie poésie.
Un condensé, en somme, de ce qui fait toute la petitesse de l’homme et sa grandeur…