Le fond et la forme
Philippe Faucon, le réel émancipé (sous la direction de Yann Calvet et Hélène Valmary) Revue Eclipses n°65, janvier 2020.
Même si j’ai pris le train très en retard puisque la revue compte déjà 65 numéros, il n’est jamais trop tard pour bien faire et louer les qualités de cette publication qui ausculte deux fois par an l’œuvre d’un cinéaste. L’approche est très universitaire mais la multitude des textes et la pluralité des approches permettent d’éviter à la fois les pavés abscons et les angles d’attaque trop pointus.
Aborder l’œuvre de Philippe Faucon, c’est immédiatement se poser la question du réel et celle du « fond » de l’œuvre qui primerait, a priori, sur la forme. Yann Calvet pose d’emblée les enjeux d’une œuvre trop souvent réduite aux sujets qu’elle aborde et qu’illustra en son temps la petite polémique née au moment où Fatima obtint le César du meilleur film de l’année. Certains accusèrent alors l’académie de privilégier le côté « politique » des œuvres à leur côté esthétique. Or le cinéma de Faucon ne se limite pas aux sujets qu’il traite et témoigne d’un vrai travail de metteur en scène même si, mais c’est un point de vue personnel, il n’échappe pas toujours au typage sociologisant (Dans la vie, Amin).
Il faut dire qu’à première vue, le cinéaste privilégie essentiellement des récits abordant des « problèmes de société » : le sida (Sabine, Mes 17 ans), l’homosexualité et son rejet (Muriel fait le désespoir de ses parents), les conditions de vie des immigrés en France (Samia, Fatima, Amin), la guerre d’Algérie (La Trahison) ou ce que l’on ne nommait pas encore la « radicalisation » islamiste (La Désintégration). Pourtant, Faucon ne cherche jamais à imposer une thèse et son regard est toujours celui d’un cinéaste. L’intérêt et la réussite de ce numéro d’Eclipses, c’est de parvenir à saisir les enjeux esthétiques de l’œuvre de Faucon et à souligner la singularité d’un style né sous l’influence de Pialat (voir L’Amour, son premier long-métrage) et Bresson (Faucon le cite lui-même dans l’entretien qui clôt la revue).
Ce volume est organisé en trois parties. Dans la première, trois auteurs reviennent sur la figure de l’adolescent chez le cinéaste, une adolescence vécue entre contraintes et désir d’émancipation (Les Vertiges adolescents par Guillaume Gomot). Roland Carrée analyse de façon très précise et pertinente (notamment en le comparant avec le témoignage qui l’a inspiré) le film Sabine et la trajectoire de son héroïne entre autodestruction et reconquête de soi. Enfin, c’est encore le style qu’il s’agit de mettre en valeur pour Aurélien Gras qui propose une analyse chromatique de certains titres de Faucon et la manière qu’a le cinéaste de dépeindre l’amour à travers un déploiement formel autour de la couleur rouge.
Dans un deuxième temps, il sera question des problèmes de déterminisme et d’exclusion pour des personnages oscillant entre tradition, culture traditionnelle, volonté de s’intégrer et exclusion par la société française. Par son « art du contrepoint » (beau texte d’Helène Valmary sur Samia) et son approche dialectique et individuelle (Faucon cherchant à ne jamais généraliser), le cinéaste parvient à échapper (la plupart du temps) au didactisme. Aurélie Bardin analyse finement la manière dont Faucon peint la femme magrébine entre soumission à une tradition, une culture, une langue (Fatima parle arabe avec ses filles) et volonté d’échapper au déterminisme social soit par l’intégration (la fille ainée de Fatima se lançant dans ses études de médecine), soit par la révolte (Samia et son héroïne éponyme, la deuxième fille de Fatima…)
Enfin, la troisième partie de la revue aborde les questions de l’exil et du déracinement, ce qui nous vaut un texte très intéressant sur la figure de l’immigré maghrébin dans le cinéma français et son évolution (l’ouvrier exclu des années 70 laissant place à la figure du « musulman radicalisé » menaçant) par David Da Silva. De son côté, Boris Henry étudie le dilemme des appelés dans La Trahison, ces soldats tiraillés entre leurs origines (et qui leur vaut d’être considérés comme des traitres par les algériens) et un rejet de la part des autres soldats servant pourtant sous le même drapeau (qui les considèrent toujours comme les « bougnoules » du régiment).
L’ensemble permet donc d’appréhender de manière stimulante et précise une œuvre encore un peu trop marginale (en dépit du beau succès –mérité- de Fatima) mais beaucoup plus subtile et dialectique que ce que laissent entrevoir les sujets abordés par le metteur en scène. Et au-delà de ses qualités formelles et « sociales », le cinéma de Faucon séduit par une dimension profondément humaine qui nous le rend précieux.