Danse et transe : le cinéma de Maya Deren
The Maya Deren Collection (1943-1958). 8 films en Blu-Ray. Dispnible actuellement chez Re :Voir.
Maya Deren peut être considérée à juste titre comme l’une des figures essentielles du cinéma d’avant-garde américain. Elle fut aussi bien cinéaste que chorégraphe, danseuse, théoricienne, poète, anthropologue et photographe. La danse occupe une place primordiale dans son œuvre et pour tenter de l’analyser sommairement, il faudrait débuter par la fin, à savoir son film posthume Divine Horsemen. Achevé en 1977, il s’agit d’un montage des rushes tournés par la cinéaste à Haïti, entre 1947 et 1954, où elle s’est intéressée aux divers rituels vaudous. Le commentaire a été écrit en s’appuyant sur les écrits de Maya Deren. Le résultat est un documentaire ethnographique qui évoque un peu ceux que Jean Rouch a pu tourner sur les Dogons. La cinéaste s’intéresse avant tout aux cérémonies vaudous à proprement parler et à ces danses qui se terminent en transes. Une voix-off nous explique les différentes étapes de ces rituels et donne des explications, notamment lorsque nous assistons aux sacrifices les plus cruels (les poulets à qui on casse les pattes et les ailes avant de les tuer, la chèvre castrée avant son sacrifice…). Mais ce qui frappe dans Divine Horsemen, c’est la manière dont Maya Deren tente de saisir, au-delà de la réalité, une certaine magie du vivant. En ce sens, et même s’il elle a toujours réfuté cette affiliation, elle est une descendante des surréalistes. Et pour capter ce mystère qui irrigue l’existence, elle ira jusqu’à filmer, avec la collaboration de son époux Alexander Hammid, la « vie privée » d’une chatte (The Private Life of a Cat), sorte de documentaire à hauteur de féline qui suit son accouchement et les premiers pas dans la vie de ses chatons. Au-delà du côté un peu prosaïque du film (honnêtement, j’ai dû mal à m’intéresser à des chats plus de 2 minutes !), c’est tout ce halo de mystère qui nimbe le vivant qui intéresse la cinéaste, comme ces sentiments quasi « humains » dont fait preuve le « père » de ces chatons en montrant de nombreuses « attentions » (dirions-nous avec un regard anthropomorphique) envers la chatte et ses petits.
La danse occupe une place centrale dans la plupart de ses courts-métrages. Meditation on Violence (1948) explore le rituel et les mouvements du Wu-Tang et du Shaolin dans une chorégraphie scindée en deux temps. Sans doute le plus épuré des films de Maya Deren, il souligne néanmoins son goût pour un mouvement chorégraphique qui permet aux individus d’explorer plusieurs espaces (intérieurs ou extérieurs). Dans The Very Eyes of Night (1958), les danseurs filmés en négatif semblent évoluer dans le cosmos, comme si la danse permettait de transcender l’écorce corporelle pour accéder à un autre niveau de réalité (c’est d’ailleurs ce qui est recherché dans le rite vaudou : une sorte de communion terrestre avec les dieux). Dans le très court A Study in Choregraphy for Camera (1945), les mouvements effectués par le danseur lui font franchir différents espaces, thème que l’on retrouvera dans le plus développé Ritual in Transfigurated Time (1946) où une danseuse semble soumise à différentes forces qui la poussent dans divers espaces, qu’ils soient sociaux (une sorte de dîner mondain), religieux (une religieuse apparaît ostensiblement) avant d’être poussée dehors et dans la mer.
La mode actuelle voudra certainement qu’on souligne la dimension « féministe » de ce cinéma car les figures féminines semblent systématiquement contraintes par des danseurs dont un terrifiant « homme/statue ». Cette lecture « féministe » n’est sans doute pas fausse mais il me semble qu’elle limite la singularité de l’œuvre de Maya Deren, surtout celle de ses deux meilleurs films : le mythique (et absolument sublime) Meshes of Afternoon (1943) et At Land (1944). Car si s’exprime dans ces deux films une incontestable subjectivité féminine, on pourra difficilement la réduire à une essentialisation d’une prétendue « nature féminine ». En d’autres termes, Maya Deren ne s’exprime pas au nom des Femmes (avec un grand F, entité qui n’existe que pour les idéologues et celles qu’Annie Le Brun appelait « les staliniennes en jupons »), mais laisse en revanche éclater une luxuriante et splendide subjectivité individuelle que l’on qualifiera volontiers de « féminine ». Dans ces deux films, il y a encore ce jeu sur les espaces « réels » et « intérieurs » et les frontières floues qui les délimitent. Dans Meshes of Afternoon, une femme rentre chez elle, trouve une fleur sur le parcours et semble suivie par une ombre inquiétante. Chez elle, elle s’assoupit et revoit la même femme accomplir les mêmes gestes mais avec des variantes tandis que les objets (un couteau, une clé, un pick-up…) deviennent de plus en plus menaçant. Il y a un côté Cocteau dans ce film (le miroir qui se brise) en prise directe avec l’inconscient et les désirs les plus enfouis. Le moment où l’héroïne (jouée par Maya Deren elle-même) s’endort est assez sensuel avec une main qui effleure la poitrine et des gros plans sur un œil (hommage à Buñuel ?) qui font vaciller le degré de réalité du récit. Est-on dans un rêve étrange ? Dans une projection de symboles freudiens ? (la fleur, le couteau…), de désirs contradictoires ? Le film n’a rien perdu aujourd’hui de son pouvoir d’envoutement et l’on comprend pourquoi il a pu influencer un cinéaste comme Lynch. Idem pour At Land où Maya Deren semble naître de l’océan avant de traverser divers espaces symboliques. On la verra, par exemple, ramper au milieu d’une très longue table de banquet sans qu’aucun convive ne semble la remarquer. A mesure qu’elle se meut, son environnement change et on la retrouve sur une plage où elle ira chiper une pièce d’un jeu d’échecs qui occupe deux femmes.
Au-delà des symboles qu’on peut interpréter (là encore, le lien entre cette femme et la société, le désir…), c’est l’intense poésie des images de la cinéaste qui séduit dans ces deux films. Une poésie venue directement de l’inconscient et du rêve. Et c’est assurément pour ces deux films que ce beau Blu-Ray mérite le détour même si l’œuvre entière de Maya Deren mérite d’être (re)découverte.
NB : Un petit reproche à cette (belle) édition : l’absence totale de sous-titres. Ce n’est pas dramatique pour les films puisqu’ils sont généralement muets (sauf The Private Life of a cat mais le commentaire est succinct) et que la version française de Divine Horsemen (commentaire lu par Raymonde Carasco) est proposée. En revanche, cela m’a privé de tous les suppléments : commentaires audio de la plupart des films et un documentaire de 1987 sur la cinéaste.