De qui Mocky se moque-t-il ?
Chut ! (1972) de Jean-Pierre Mocky avec Michael Lonsdale, Jacques Dufilho, Philippe Castelli, Dominique Zardi, Jean-Claude Rémoleux, RJ Chauffard
L’Ombre d’une chance (1973) de et avec Jean-Pierre Mocky et Marianne Eggerickx, Jenny Arasse
Le Glandeur (2000) de et avec Jean-Pierre Mocky et Evelyne Harter, Macha Béranger, Jean Abeillé
Période de confinement oblige, je rattrape les DVD achetés il y a quelques temps. Parmi eux, trois films de Mocky que je n’avais jamais vus. Si je me réfère à la typologie que j’avais tenté d’établir ici, deux s’inscrivent dans la tradition des satires râpeuses bâties autour d’une galerie de trognes improbables (Chut ! et Le Glandeur). Le troisième, L’Ombre d’une chance, se veut plus dans la lignée des films « romantiques » à la première personne du cinéaste (Solo, L’Albatros). Mais encore une fois, les choses ne sont pas aussi figées et les lignes s’avèrent souvent poreuses.
Avouons-le également : en dépit de notre profond amour pour le cinéma de Mocky, ces trois films ne constituent pas des grands crus, loin de là. Même si L’Ombre d’une chance, le meilleur, est tout à fait estimable, les deux autres sont même assez ratés.
Chut ! semble, dans un premier temps, être l’une de ces « comédies guérilla » qui firent le renom de Mocky durant les années 60. Le cinéaste s’inspire en effet d’un fait divers (de petits épargnants escroqués par une fausse société de placement dans laquelle furent mouillées quelques personnalités politiques) et profite de ce point de départ pour tirer sur tout ce qui bouge : avocats, notaires, politicards, inspecteur des impôts… Méprisant autant la chèvre dominante que le chou dominé, Mocky tape également sur les pauvres gogos qui ont placé leur argent chez les escrocs dans l’espoir de toucher quelques picaillons. Ce qui séduit malgré tout dans le film, c’est cette galerie de monstres qui impulse le rythme : députés ruisselants de sueur, notables demeurés, petit épargnant au crâne chauve constellé de ridicules petites mèches qu’il implante au fur et à mesure de ses économies, femme à barbe (enfin, on imagine puisqu’elle reste hors-champ en poussant des cris de bête), juge bloqué par un torticolis, maître d'hôtel imitant les cris de divers animaux… Toutes ces trognes sont embarquées dans des situations qui confinent parfois à l’absurde. Songeons, par exemple, à ce moment où un couple en train de faire l’amour se retrouve bloqué par une émotion forte (et incapable de se dépêtrer l’un de l’autre !). De la même manière, Dufilho et Lonsdale (surtout Lonsdale !) font preuve d’un indéniable abattage pour tenter de nous arracher quelques rires. Le problème, c’est que Chut !, contrairement à ce que laisse supposer son titre, vire très rapidement à la plus improbable des cacophonies. Il n’y a plus de récit mais une succession de courses-poursuites menées tambour-battant mais qui se révèlent vite fatigantes. Ça gesticule, ça crie, ça grimace mais on se désintéresse vite des péripéties. A l’origine, le film durait 1h25 et contenait des numéros chantés. Pour l’édition DVD, Mocky a remonté son film et en hommage aux burlesques d’antan (sans vergogne, il cite Laurel et Hardy ou encore Tati !) et il ne dure plus qu’une heure (son titre alternatif est désormais Mocky s’moque). En dépit de cette durée restreinte, Chut ! paraît longuet et répétitif et sans doute le film le plus faible du cinéaste (du moins, pour sa période « pellicule »)
L’Ombre d’une chance est beaucoup plus intéressant. Mocky y tient le premier rôle (comme dans Solo et L’Albatros) et incarne Mathias, un fort-en-gueule un peu escroc (il refourgue à de riches bourgeois des objets venus des poubelles en les faisant passer pour des œuvres rares et très cotées) et un peu anar (il méprise toutes les conventions). Un beau jour débarque chez lui son fils qui vit avec une belle jeune femme, Odile, qui a à peu près l’âge de sa compagne actuelle (Sandra). On pourra voir quelques traits autobiographiques dans ce film puisque le personnage annonce, comme Mocky, qu’il a eu son fils à 14 ans et qu’à la quarantaine passée, il faisait plus « jeune » que son trop sérieux rejeton. Alors que la révolte contre la société s’exprimait de manière « politique » dans Solo, L’Albatros ou Le Piège à cons, elle s’exprime ici du côté des « mœurs ». La liberté qu’exalte Mocky, c’est la liberté sexuelle et des désirs. A ce titre, le film est resté très rare car il contient un très bref insert porno (même pas une seconde) qui lui a interdit toute diffusion télévisée. Sans être à proprement parler un film « érotique », c’est sans doute l’un des films les plus décomplexés de Mocky dans sa représentation du corps et de la nudité. Pourtant, l’attitude un poil dandy de Mathias qui ne respecte rien des règles du jeu édictées par la société dissimule mal un certain désabusement voire un regard de moraliste. En effet, notre homme qui ne rechigne jamais lorsqu’il s’agit de séduire les jeunes femmes renâcle à l’idée d’avoir une liaison avec Odile qui avoue pourtant les désirs qu’il suscite chez elle. Au libertaire qu’est Mathias, Mocky oppose un Michel beaucoup trop sérieux et dont les parties de jambes en l’air semblent aussi monotones qu’un épisode des Feux de l’amour. Pourtant, le père ne veut pas blesser le fils et reste attaché à une certaine vision de l’amour : à la fois libre mais respectueuse de l’autre (il ne veut pas non plus faire mal à Sandra). Comme l’action armée (Solo), la révolution sexuelle prônée ici est vouée à l’échec car derrière la théorie, il y a des individus qui aiment, qui souffrent, qui peuvent être jaloux… L’amertume qui se dégage à la fin de L’Ombre d’une chance est assez typique de ce romantisme noir et désabusé qui était alors celui de Mocky. Cela n’empêche pas le film de réserver quelques beaux moments de drôlerie, notamment lorsque le cinéaste tape sur les aristocrates snobinards, sur les petits étudiants bourgeois pressés de rejoindre les rangs de la « bonne société » (voir la soirée où l’on aperçoit une jeune Myriam Boyer et une jeune femme complètement déjantée prête à avoir une liaison…avec le chien de la maison !). Le film oscille constamment entre une brise libertaire vivifiante (voir le décor hétéroclite de la maison où vivent tous les personnages) et une certaine amertume qui, à sa manière, témoigne du reflux des utopies. La vague est désormais passée, le vieux monde a tenu le coup et la légèreté qui imprègne toute l’œuvre aura vite fait de laisser place à des lendemains plus sombres.
Jean-Pierre Mocky tient à nouveau le rôle principal dans Le Glandeur. Il y incarne un ancien arbitre de foot au chômage, marié à une ministre (Evelyne Harter) qui le somme de trouver un travail. Le spectateur sera alors invité à le suivre au gré de ses pérégrinations plus ou moins fructueuses. Autant prévenir tout de suite, ce film marque le début de la période « underground » de Mocky. Il est tourné en vidéo et il n’est sorti que dans la salle que le cinéaste possédait alors (Le Brady). Le manque absolu de moyens, le caractère bâclé de cette succession de vignette font que le résultat flirte avec le pur esprit de la plus improbable des séries Z. Le potentiel de sympathie qu’inspire forcément Mocky nous permet de tenir le coup au début, d’autant plus que le prologue est très réussi (on y voit les membres d’une commission débattre du sort du film et sortir le cul nu – l’un des délégués ayant même une plume audit postérieur). Le film est ensuite un jeu de massacre où défile un certain nombre de trognes connues (le fidèle Jean Abeillé en directeur de crèche qui ponctue ses phrases par des aboiements, un gardien du ministère albinos…) ou moins (Macha Béranger). Certaines situations, totalement absurdes, parviennent à nous décrocher un sourire (ce repas d’affaires entre la ministre et un couple déjanté, avec l’épouse qui a un orgasme chaque fois qu’elle mange de la langouste !). Malheureusement, la succession de « sketches » finit par lasser et Mocky n’y va pas avec le dos de la cuillère lorsqu’il s’agit de dénoncer les magouilles politicardes, les prêtres forcément pédophiles (ceci dit, la scène est assez drôle), les échangistes tordus, les petits escrocs, le sida, le racisme… Ce n’est pas tant l’objet de ses détestations qui gêne (après tout, nous avons à peu près les mêmes) que la manière très lourde dont il s’y prend (on sent venir le « message » avant chaque saynète). Reste alors Mocky lui-même, assez touchant en « dernier des Mohicans » qui dissimule mal, derrière le râleur anarchisant, un vrai moraliste (parfois pas loin du moralisateur !) qui donne des conseils aux jeunes femmes pour ne pas attraper le sida, qui soutient les pickpockets contre les flics tout en leur disant d’aller se dénoncer ou qui incite les tourtereaux à prendre du bon temps…
On gardera donc d'abord en mémoire le beau L’Ombre d’une chance et on se dira, à propos des deux autres, que Mocky a déjà fait beaucoup mieux…