La "cause" avant tout...
Mo’ Better Blues (1990) de et avec Spike Lee et Denzel Washington, Wesley Snipes, Cynda Williams, Samuel L. Jackson, John Turturro
Jungle Fever (1991) de et avec Spike Lee et Wesley Snipes, Annabella Sciorra, Samuel L. Jackson, John Turturro, Anthony Quinn, Tim Robbins
(Editions Elephant Film) Sortie en DVD/BR le 7 juillet 2020
Parce que j’ai beaucoup aimé autrefois Nola Darling n’en fait qu’à sa tête et Do The Right Thing, j’étais très curieux de me replonger dans l’œuvre de Spike Lee que je connais finalement assez peu. Mo’ Better Blues et Jungle Fever sont respectivement ses quatrième et cinquième films et il est à peine caricatural d’écrire qu’ils ont été tournés « en réaction » à des œuvres déjà existantes. Inutile de rappeler à quel point la cause « Noire » est au cœur du cinéma de Lee, pour le meilleur (la dénonciation des violences policières, de la discrimination, la belle énergie émancipatrice que distillait Do The Right Thing) et pour le pire (son recroquevillement sur les questions identitaires, le communautarisme…). Mo’ Better Blues est né en réaction aux films tournés par des Blancs sur des musiciens de jazz Noirs, qu’il s’agisse du Bird de Clint Eastwood ou d’Autour de minuit de Bertrand Tavernier. Pour Spike Lee, ces films infiniment tristes ne font que perpétuer les clichés liés au jazz : l’alcool, la drogue, la dépression… Avec Mo’ Better Blues, il s’attache aux pas de Bleek (Denzel Washington), un trompettiste à la tête d’un quintet, qui se produit chaque soir dans un petit club. Le cinéaste décrit à la fois les rivalités en train de naître au sein de la formation (notamment avec Shadow – Wesley Snipes- le saxophoniste) mais également les atermoiements sentimentaux de Bleek pris entre deux femmes.
La mise en scène possède une indéniable virtuosité qui permet à certaines scènes de décoller, notamment lorsque Spike Lee filme la musique (le morceau qui donne son titre au film est l’un des meilleurs moments de l’œuvre). Cette virtuosité vire parfois à la coquetterie et le cinéaste n’évite pas toujours les effets clippesques et une certaine esbroufe, à l’instar de cette scène de lit où Bleek confond le nom de ses deux maîtresses et où le montage joue sur la confusion en inter-changeant les comédiennes à chaque raccord. Le problème de Mo’ Better Blues, c’est que ce récit manque de rythme et finit par s’enliser. Plutôt que de se concentrer sur ses personnages, Spike Lee multiplie les sous-intrigues et s’engage dans de nombreuses pistes sans parvenir à faire gagner de l’ampleur à l’ensemble. Lui-même joue le manager ringard de Bleek, empêtré dans des histoires d’argent perdu au jeu. Mais il y a également l’histoire d’amour en train de naître entre Shadow et l’une des deux conquêtes de Bleek, les méchants (forcément !) managers blancs (les frères Turturro) qui exploitent le talent des musiciens noirs, etc. Tout cela donne un sentiment de dispersion inutile et on peine à s’intéresser vraiment aux personnages pour ce qu’ils sont. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si le film est interminable (2h10) et qu’il se boucle d’une manière assez traditionnelle. Spike Lee a sans doute voulu se faire plaisir, notamment en jouant mais tout ce qui concerne son personnage est superflu et n’apporte strictement rien à l’intrigue, sauf une scène d’explosion de violence dont on se serait bien passé. Alors qu’il est un excellent directeur d’acteurs (tous les comédiens sont impeccables), lui-même est assez médiocre pour la comédie et chacune de ses apparitions alourdit l’ensemble. Au bout du compte, le pari n’est pas tenu et mieux vaut revoir Bird.
En abordant de front une histoire d’amour interraciale entre Flipper (W.Snipes), architecte noir à la carrière enviable et heureux en ménage, et Angie (A.Sciorra) sa nouvelle secrétaire blanche italo-américaine, Spike Lee entend là encore rompre avec un tabou du cinéma hollywoodien (où ce genre d’histoire est encore quasiment inexistante) et prendre à rebours l’image du « bon Noir » propre sur lui tel que le véhiculait le film Devine qui vient dîner de Stanley Kramer… Jungle Fever est parfaitement caractéristique du projet de Spike Lee : dénoncer la discrimination raciale, le « plafond de verre » (Flipper est le seul Noir dans son entreprise et alors qu’il a participé à la création de la boîte, ses patrons refusent de le choisir comme associé), les préjugés… Ne voulant sans doute pas être accusé de caricaturer la réalité, il montre également les limites d’un certain communautarisme (les copines de la femme de Flipper qui se déchaînent sur les Blanches), le machisme odieux de la communauté italo-américaine (Angela, après son travail, doit tout faire pour son père et ses deux frères)… C’est d’ailleurs là que le bât blesse car à vouloir trop en dire, Spike Lee réduit ses personnages à des « types » et chaque scène ne semble exister que par le « message » qu’elle entend véhiculer. Il est assez flagrant de constater qu’il s’agit, sur le papier, d’une histoire d’amour passionnelle alors que celle-ci s’avère à l’écran terne, sans saveur ni réels sentiments (mise à part la scène du bureau où le désir nait entre les deux protagonistes). Une fois de plus, le cinéaste multiplie les sous-intrigues (le frère toxico de Flipper joué par Samuel L. Jackson) qui alourdissent le film plutôt de lui faire gagner de l’ampleur. Et encore une fois, on se retrouve avec un métrage beaucoup trop long (2h10) et un peu ennuyeux.
Quant au « message » du film, il est une fois de plus ambigu (ce qui n’est pas forcément un reproche). D’un côté, on ne reprochera pas à Spike Lee de dénoncer avec force le racisme et la scène où les flics s’en prennent injustement à Flipper possède une grande force et c’est peu dire si elle résonne en ce moment. Mais, de l’autre, à force de « typer », le réalisateur franchit souvent la ligne de la caricature (les parents respectifs d’Angela et de Flipper). Préférant les « symboles » à des êtres de chair et de sang, Jungle Fever s’avère être un film manquant de chair et de générosité. Qu’on ne se méprenne pas : j’aurais été le premier à juger Spike Lee irréaliste s’il avait opté pour une fin optimiste avec un amour triomphant des barrières sociales et raciales. Mais si l’on prend un film comme Loving, pessimiste à sa manière, le spectateur est transporté par son humanisme et le désir qu’il véhicule d’abattre les barrières des odieuses ségrégations. Chez Lee, on trouve un retour au foyer bien conventionnel (monsieur a batifolé : il peut revenir dans le giron familial) et l’idée que le communautarisme n’est que le seul horizon pour tous ces personnages. On peut estimer qu’il s’agit d’une forme de lucidité de la part de Spike Lee mais je ne peux m’empêcher de trouver ça très triste et un peu étriqué.
Pour toutes ces raisons, Jungle Fever est une petite déception même si on notera une fois de plus l’excellence de la direction d’acteurs de Lee (Snipes n’a sans doute jamais été aussi bon et j’adore Annabella Sciorra) et un sens de la mise en scène qui lui permet de nous offrir, çà et là, de bons moments de cinéma…