Soit dit en passant (2020) de Woody Allen (Stock, 2020)

La  vie et tout le reste

Imaginez que vous êtes dans une salle obscure. La lumière s’éteint et sur l’écran noir, une musique (au hasard, du jazz Nouvelle-Orléans) accompagne un générique sobrement écrit avec cette si caractéristique police blanche… Un homme à lunettes se présente face à vous et débute son monologue…

L’un des grands plaisirs que provoque Soit dit en passant, l’autobiographie de Woody Allen, c’est de donner immédiatement le sentiment d’être propulsé dans l’un de ses films. Qu’il évoque son enfance turbulente et angoissée (« l’univers est en expansion » disait le jeune Alvy Singer au début d’Annie Hall), son goût pour la radio (Radio Days) ou ses parents « aussi mal assortis que Hannah Arendt et Frank Sinatra, ils n’étaient d’accord sur absolument rien, à part Hitler et mes bulletins scolaires. » ; on retrouve immédiatement une foule de détails qu’on avait déjà entrevus dans ses œuvres. Et comme par ailleurs ce long monologue est truffé de blagues absurdes et d’humour « allenien », on est d’emblée conquis par ce récit d’une vie riche et tumultueuse.

Les cinéphiles purs et durs seront sans doute un peu frustrés dans la mesure où Woody Allen passe très vite sur ses films. Il le dit lui-même : la technique l’intéresse peu et il ne faut pas compter sur lui pour « analyser » la teneur de son œuvre qu’il tient en piètre estime, répétant à qui veut bien l’entendre qu’il n’arrive pas à la cheville de ses idoles Fellini ou Bergman. S’il sauve quelques titres (La Rose pourpre du Caire, Match Point, Stardust Memories ou Wonder Wheel), il se montre, par exemple, d’une incroyable sévérité pour un chef-d’œuvre absolu comme Manhattan : « Je n’ai pourtant pas aimé Manhattan au montage. J’ai même proposé à United Artists de réaliser gratuitement un autre film s’ils acceptaient de détruire celui-ci et de ne pas le sortir en salles. ». Une preuve de plus que les artistes ne sont pas les mieux placés pour parler de leurs propres réalisations ! Affectionnant plus particulièrement l’écriture et le moment du tournage (instants magiques où ce qu’il a imaginé prend forme sous ses yeux), Woody Allen se contente souvent de quelques anecdotes (celle du médecin chinois rencontré avant Alice est fort drôle) et de rendre un hommage vibrant à ses collaborateurs. Il ne tarit pas d’éloges pour ses actrices, ses acteurs, ses chefs-opérateurs, etc. Quand il évoque les gens avec qui il a tournés, il conserve le regard émerveillé du petit enfant de Brooklyn qui allait dépenser ses quelques économies dans les salles obscures et rêvait de vivre dans un Penthouse donnant sur Central Park comme dans une comédie de Lubitsch. On pourra trouver ça anecdotique mais cet amour de la fiction, de l’imaginaire sonne comme un heureux contrepoint à la misanthropie affichée par le cinéaste.

Ce n’est pas un mystère pour les admirateurs de son œuvre : Woody Allen n’est pas un optimiste et c’est même ce désespoir existentiel qui fait le sel de son humour génial. Il le couche cette fois sur papier : « Après tout, nous ne sommes jamais qu’un accident de la physique. Et qui plus est, un accident peu réussi. Non pas l’œuvre d’un sculpteur intelligent, mais plutôt celle d’un manchot incompétent. ». Qu’il s’agisse de ses débuts au music-hall, de ses premiers textes, de ses premières amours (son mariage avec Harlene ou sa liaison avec la sublime Louise Lasser) ou encore de ses premiers films, l’auteur fait preuve d’une modestie qui confine parfois à la coquetterie. On sait que les thèmes de l’imposture et de la chance occupent une place primordiale dans ses films et on retrouve cette idée dans ses mémoires : « C’est ainsi que je commençai ma carrière de réalisateur : beaucoup de travail, un peu de talent, une veine inouïe, des contributions importantes de la part de tierce personne. »

On navigue néanmoins avec beaucoup de plaisir au fil de cette existence et des diverses rencontres qu’il a pu faire (notamment lorsqu’il croise la route de ses idoles, Groucho Marx ou Tennessee Williams sans oublier des anecdotes croustillantes que je vous laisse découvrir à propos de Fellini et Bergman).

Si on peut constater que sa vie a beaucoup nourri ses films, on nuance néanmoins cette dimension poreuse à la lecture de Soit dit en passant. Pour ma part, j’ai toujours pensé que le cinéaste avait toujours été très influencé par ses « muses », à l’instar de Bergman avec Ullmann ou Godard avec Anna Karina. J’ignorais, par exemple, qu’il était déjà séparé de Diane Keaton lorsqu’il tourna ses plus grands films avec elle (Annie Hall et Manhattan).  Diane Keaton qui est d’ailleurs toujours restée en excellents termes avec le cinéaste (voir le plaisir évident de leurs « retrouvailles » dans le délicieux Meurtre mystérieux à Manhattan) et qui signe le beau portrait qui orne la quatrième de couverture de l’ouvrage. Même chose avec Mia Farrow : je pensais que la passion amoureuse avait permis cette longue collaboration d’une dizaine d’années. Or si le cinéaste formait un couple avec elle à la ville, ils n’habitèrent jamais ensemble, ne passa jamais une nuit chez elle, elle très rarement chez lui et leur relation était très intermittente. On arrive alors au cœur de l’ouvrage que constitue la longue partie que Woody Allen consacre à « l’affaire » qui n’en est pas une.

A ce titre, je trouve que certains papiers de journaleux français sont assez dégueulasses quant à la réception du livre. Qu’on ne l’aime pas, c’est évidemment le droit le plus strict de tout un chacun. La critique de Thierry Jousse dans Les Inrockuptibles est assez tiède mais elle est honnête et porte sur des points « artistiques ». En revanche, celles du Monde ou de Libération visent très bas. Ne pouvant pas décemment corroborer les accusations portées sur le cinéaste (ce que les auteurs semblent presque regretter), elles cherchent par des moyens détournés de le salir quand même en parlant de « machisme affligeant » (?!?) (Le Monde) ou regrettant que l’ouvrage n’ai pas été relu par un « sensitivity reader » (qu’est-ce que c’est que cette abomination ?) et prétendant qu’ « abondent les remarques les plus crasses et systématiques sur le physique des femmes ». Je veux bien qu’à notre époque on considère comme « machiste » de dire d’une femme qu’elle est belle (car c’est la seule remarque que Woody se permet sur le physique de ses comédiennes, entre mille autres éloges et épanchements sur leur talent, leur intelligence…) mais occulter délibérément que ce procédé humoristique est généralement utilisé pour faire naître le contraste avec sa propre personne qu’il dénigre, c’est de la pure mauvaise foi.  

Woody Allen revient donc sur son histoire d’amour avec Soon-Yi (qui, que ça soit dit une fois pour toutes, n’a jamais été sa fille adoptive et qui avait plus de 20 ans lorsqu’elle a convolé avec le cinéaste) et sur la catastrophe qu’allait provoquer cette liaison (soulignons aussi que le couple est toujours marié depuis près de 25 ans : ce n’était donc pas une simple passade. Et quand bien même…). L’auteur livre alors un portrait glaçant de Mia Farrow et rappelle à juste titre ce qu’oublient généralement ses contempteurs : deux enquêtes indépendantes l’ont innocenté, des examens médicaux ont prouvé qu’il n’y avait pas eu d’agression, Allen est passé au détecteur de mensonges alors que Farrow a refusé… Les lecteurs de mauvaise foi pourront estimer que c’est « parole contre parole » sauf que le cinéaste s’appuie sur de nombreux faits et de nombreux témoignages qui corroborent ses dires (notamment celui, absolument bouleversant, de son fils Moses). Il ne s’agit pas de dire que Dylan, la fille adoptive de Woody Allen, a menti (d’ailleurs le cinéaste n’a jamais un mot contre elle et confie qu’il espère toujours qu’il puisse un jour lui parler) mais de montrer qu’une petite fille de 7 ans a eu le cerveau lavée par une mère manipulatrice, violente et revancharde qui désirait avant tout éloigner son ex-amant dans un combat pour la garde des enfants.

Libé parle de pages « aigres et déplaisantes à lire ». Déplaisantes pour le confort bien-pensant lorsque la vérité ne va pas dans son sens? Je pense que quiconque ayant été calomnié et diffamé comme l’a été Woody Allen (et ça continue !) aurait envie de se défendre. Je le trouve même d’un admirable stoïcisme pour parvenir à émailler cette histoire sordide de quelques blagues et à garder son sang-froid : « Comme je ne crois pas en l’au-delà, je ne vois vraiment pas quelle différence cela fait que les gens se souviennent de moi comme d’un cinéaste ou d’un pédophile. Tout ce que je réclame, c’est qu’on disperse mes cendres à proximité d’une pharmacie. »

Contrairement à ce que pense Woody Allen, son œuvre restera et on espère avoir le plaisir de découvrir rapidement un nouveau film de sa part. En attendant, on se plongera dans ces mémoires drôles, instructifs et nimbés de cette touche de mélancolie/nostalgie qui fait toute la grandeur des films du maestro…

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