Le corps dans tous ses états
(Art)core (1982-2017) de Mary Magdalene Serra (Éditions Re:Voir) Sortie en DVD le 29 juillet 2020
Depuis 1982, Mary Magdalene Serra tourne des films expérimentaux qu’on pourrait classer en deux catégories (aux frontières souvent poreuses). D’un côté, une approche formelle jouant de manière assez classique sur les textures, la lumières, le mouvement. De l’autre, une exploration assez inédite de tout ce qui touche au corps et à ses divers états.
Au début des années 80, elle étudie le cinéma à l’UCLA sous la direction de Shirley Clarke et signe de très courts exercices de style ne durant souvent qu’à peine plus d’une minute : Eye Etc (1982), Framed (1984), Turner Nightfall (1984), NYC (1985) ou encore PPII (1986). Parfois accompagnés par un poème ou un extrait de texte (Les Mots de Sartre), ces films s’inscrivent dans une certaine tradition du cinéma expérimental (montage ultra-rapide, prédominance de la sensation sur la narration…) mais témoigne déjà d’une sensibilité réelle, notamment au mouvement de la ville et à ses lumières. En 1982, elle tourne également un documentaire sur une femme immigrée italienne, Real to Reel Mama dont la facture est assez « classique » mais qui traduit déjà ce que seront les obsessions de MM.Serra : un attachement au corps (de très nombreux plans sur les mains de cette femme en train de pétrir la pâte) et une réflexion sur la place des femmes dans la société, leurs désirs et le joug pesant sur elles (elle parle longuement de sa capacité à « tenir un ménage » dès son plus jeune âge). Même si cette femme représente un autre monde et un autre temps, il y a déjà chez elle une capacité de résistance qui caractérisera souvent les figures de MM.Serra (elle confie avoir éconduit 19 prétendants).
La cinéaste rend également hommages à certaines grandes figures du cinéma expérimental, de manière directe dans Jack Smith’s Apartment (1990) où elle nous fait découvrir l’environnement baroque de l’auteur du génial Flaming Creatures. Ou de manière indirecte dans Double Your Pleasure (2002) où un couple de femmes, devant un miroir, rejoue le célèbre Kiss d’Andy Warhol (pendant près de 4 minutes, elles s’embrassent à pleine bouche, au milieu de donuts).
Néanmoins, la part la plus importante du cinéma de Serra est consacrée aux états limites du corps, à la transgression et à l’érotisme. L’Amour fou (1992) est un « documentaire » fort et perturbant sur les rituels sadomasochistes d’homosexuels. La réalisatrice mêle à des témoignages qui corroborent les thèses de Jean Streff (Le Sadomasochisme au cinéma) sur le côté à la fois très ritualisé, théâtral et transgressif des rites SM et des extraits de films (King Kong, Maitresse de Schroeder), de dessins-animés des frères Fleisher, d’images de films pornos (éprouvantes) ou encore des poupées de Bellmer. Le film devient alors une réflexion sur les limites fluctuantes entre le plaisir et la douleur et son caractère hétéroclite donne une vraie force à ces zones « grises ».
D’autres films vont explorer en profondeur ces liens. On retrouve la dimension sadomasochiste dans le très beau Darling International (1999), sorte d’essai poétique où MM.Serra capte le pouls de la ville (avec des images décomposées, en noir et blanc, qui rappellent le début de Chungking Express de Wong Kar-Wai) et de nombreux flux de sensations. Au cœur de New-York, elle se concentre ensuite sur une histoire d’amour entre deux femmes où la sensualité (une scène assez crue et très belle de cunnilingus) n’est jamais très loin de la douleur (une scène de « bondage » et de flagellation assez poussée).
Ce qui intéresse la cinéaste, c’est la manière dont ses « personnages » parviennent véritablement à transcender le caractère sordide de l’existence par la « sculpture de soi ». C’est l’émouvant Bitch Beauty (2011) sur une prostituée qui raconte ses conditions de vie atroce (les viols, la drogue…). Anne Hanavan, la jeune femme en question, a vécu dans le même immeuble qu’Abel Ferrara et Zoe Tamerlis Lund (décédée d’une overdose). Des extraits de Bad Lieutenant et L’Ange de la vengeance résonnent comme les motifs d’une existence déglinguée mais qui, dans le cas d’Anne Hanavan a pu être « transcendé » par ce que MM.Serra appelle « les forces libératrices de l’expression de soi » puisqu’elle se livre désormais à des « performances ».
A ce titre, le film le plus perturbant du lot est sans doute Chop Off (2008) puisqu’il s’agit, là encore, d’un portrait d’un artiste qui modèle son corps par la mutilation. La peau entièrement tatouée, notre homme raconte comment il s’est coupé les orteils et le bout des doigts pour modeler à sa guise son corps. Il nous présente même un bout de doigt qu’il a tranché avec un marteau et un burin, explorant les limites entre la jouissance et la douleur.
Enduring Ornament (2015) est un film plus « formaliste » mais qui explore à sa manière la question du corps puisque la pellicule de vieux films de peep-shows est attaquée et malmenée. Par la peinture, les ralentis, les jeux d’ombres et lumières, MM.Serra parvient à inventer une fascinante chorégraphie où le corps est à la fois exposé et dissimulé. Quand on devine un mouvement d’effeuillage, par exemple, l’image semble soudainement submergée par les ombres et on ne distingue plus l’action. Ce double mouvement en forme de balancier n’est pas pour rien dans le pouvoir hypnotique du film.
Voilà donc un DVD qui tombe à point nommé pour découvrir l’œuvre d’une réalisatrice à cheval entre un cinéma « abstrait » et pourtant au plus près des corps. Corps dont elle explore les états-limites tout en cherchant à bousculer les normes, à transgresser les frontières entre plaisir et souffrance, entre l’individu et la représentation théâtralisée qu’il offre de lui au monde…