Les cols bleus
Blue Collar (1978) de Paul Schrader avec Richard Pryor, Harvey Keitel (Editions Elephant films). Sortie en DVD/BR le 7 juillet 2020
Avant de passer à la réalisation avec Blue Collar, Paul Schrader s’est d’abord distingué comme scénariste en travaillant avec Sydney Pollack (Yakuza), Martin Scorsese (Taxi Driver) ou encore Brian de Palma (Obsession). Pour son premier long-métrage, que Jean-Baptiste Thoret définit comme un film tardif voire anachronique du « Nouvel Hollywood », il s’intéresse à la classe ouvrière et pose sa caméra dans une usine de voitures à Détroit.
Rythmé par de longs travellings sur les chaînes de production qu’accompagnent de lancinants morceaux de blues, le film s’intéresse à trois ouvriers, à leur quotidien et à leurs conditions de travail. Il débute comme une chronique réaliste non dénuée d’humour. Zeke (Richard Pryor) est le plus « fort en gueule » et tente de faire réagir le puissant syndicat dont il fait partie face à des conditions de travail allant en se dégradant. Jerry (Harvey Keitel) n’a pas de quoi payer à son adolescente de fille un appareil dentaire digne de ce nom. Quant à Smokey (Yaphet Kotto), il possède un passé de petit malfrat qui lui a valu quelques séjours en prison. Entre scènes de la vie familiale (le moment très drôle où Zeke demande à sa femme d’aller chercher les enfants du voisinage pour faire croire qu’il a une famille nombreuse à un contrôleur du fisc), moments de retrouvaille au bar du coin et fêtes plus interlopes (Smokey qui propose de la coke à tout le monde), Schrader livre une peinture convaincante de ces « cols bleus » exploités et tentant, vaille que vaille, de faire face à l’adversité.
Inspiré par un fait divers réel (un syndicat corrompu), Blue Collar offre une vision acide d’un syndicalisme bureaucratique totalement coupé de sa base. Tandis que les ouvriers ne possèdent même pas des conditions de travail décentes (un casier qui ne ferme plus, une machine à boissons en panne…), les délégués syndicaux en cravate se contentent de trouver des volontaires pour aller distribuer d’ineptes tracts les week-ends. Affichant un progressisme de façade (le dirigeant du syndicat affirme à Zeke qu’ils sont les premiers à avoir réclamé l’égalité salariale pour les Noirs et les Blancs), ce syndicat va vite se révéler corrompu. Le récit prend alors une autre tournure et bifurque vers le cinéma de genre.
Pourchassé par le fisc ou désireux d’éviter d’inutiles souffrances à sa fille (qui a utilisé du fil de fer en guise d’appareil dentaire), nos trois pieds nickelés entreprennent de cambrioler leur syndicat. Schrader se lance alors dans un film de « casse ». Après avoir mené à bien leur opération, ils réalisent que le syndicat gardait un coffre quasiment vide. Pourtant, il annonce un cambriolage de grande ampleur et demande à l’assurance de rembourser une grosse somme…
Dans sa dernière partie, Blue Collar vire presque au film de « mafieux » puisque le syndicat se révèle être un vaste réseau de corruption (nous n’en dirons pas plus) n’hésitant pas à recourir à des méthodes de gangsters. Le récit se fait plus sombre et inquiétant mais la force du film vient de cette manière qu’a Schrader de toujours tenir la note et de ne pas briser son unité. L’aspect plus « spectaculaire » de la deuxième moitié de l’œuvre n’obère en rien sa dimension « réaliste » et cet équilibre s’avère assez passionnant. Le cinéaste filme la fin d’un monde ou, du moins, les derniers feux d’un modèle industriel américain qui allait être englouti dans les années suivantes (dix ans plus tard, Michael Moore filmera également Détroit et ce modèle exsangue dans Roger et moi). Alors que les années 70 restèrent marquées par les derniers feux de la contestation née dans les années 60, Schrader filme de manière assez fine les laissés-pour-compte de la classe ouvrière, cadenassés entre le surendettement nécessaire à la prospérité de la « société de consommation » (Zeke qui refuse d’éteindre sa télé vu les sacrifices financiers qu’elle lui a coûté) et des « représentants » syndicaux désormais coupés de leur base.
En montrant la manière dont le pouvoir organise la division (et le syndicat fait évidemment partie de ce pouvoir) entre Blancs et Noirs, entre jeunes et vieux, le film n’a pas pris une ride et résonne étonnamment de nos jours où les luttes séparées et morcelées ont pris le pas sur un éventuel mouvement de contestation unifié (unité qui avait pourtant ressurgi au moment des gilets jaunes chez nous).
En parvenant à mêler divers registres sans que l’un affadisse l’autre (le film de genre ne brise pas le réalisme, la tension du thriller ne fait pas oublier la comédie humaine…), Schrader signe un beau premier film, point de départ d’une œuvre à la fois inégale (Hardcore, c’est quand même assez indigeste !) et passionnante (voir le tout récent First Reformed).
NB : La belle édition proposée par Elephant film est enrichie par deux analyses du film (parfois un peu redondantes) : l’une de Jean-Baptiste Thoret, l’autre de Julien Comelli.