Bianca (1984) de et avec Nanni Moretti et Laura Morante

La messe est finie (1985) de et avec Nanni Moretti

(Carlotta Films) Sortie en DVD/BR le 1er juillet 2020

© Carlotta films

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On aura beau hurler, comme Nanni Moretti dans Aprile, devant son petit écran en sommant un candidat à une quelconque élection de dire « au moins une phrase de gauche, une phrase humaine », rien n’y fera : le Réel reste sourd aux injonctions de l’individu. Tout le cinéma de Nanni Moretti peut se résumer à cette idée : l’impossibilité pour le personnage qu’il incarne de trouver une place au sein du monde et, surtout, d’en infléchir la marche. Qu’ils soient « militants » (Ecce Bombo), cinéastes (Sogni d’Oro), professeur de mathématiques (Bianca) ou prêtre (La messe est finie), ses personnages aimeraient que le monde s’accorde à leurs désirs, à leurs convictions mais c’est systématiquement un constat d’échec qui leur revient à la figure. Intitulant son premier long-métrage Je suis un autarcique, Moretti n’aura cessé de mettre en scène sa propre solitude, son impossibilité à trouver une place dans le monde et son impuissance à le changer.

La manière qu’il a de sans arrêt se heurter au mur de la réalité constitue la matière première de son « comique » si particulier. Un comique qu’il pousse dans ses retranchements les plus grinçants dans Bianca et sur un versant beaucoup plus dramatique et désabusé dans La messe est finie. Dans Bianca, il endosse une fois de plus la défroque de Michele Apicella, son alter-égo qui apparaissait dans ses trois premiers longs-métrages. Il interprète un professeur de maths engagé au lycée Marilyn Monroe (tout un programme !) dont les méthodes pédagogiques se révèlent peu orthodoxes : beaucoup de jeux, un rapport aux élèves marqué par les théories post-soixante-huitardes… Si Moretti égratigne gentiment cette petite communauté éducative, l’essentiel de la comédie réside dans ses difficiles relations aux autres. S’installant dans un nouvel appartement, il commence par « purifier » sa salle de bain en y mettant le feu. Déjà s’instaure un rapport phobique aux autres qui ne fera que s’accentuer lorsqu’on constatera que Michele observe avec insistance ses voisins. Ce « voyeurisme » n’est pas du même ordre que celui de James Stewart dans Fenêtre sur cour (même si on y songe parfois puisque Moretti va greffer une sorte d’intrigue policière au cœur de son film). Michele ne se cache pas et, au contraire, tente sans cesse d’intervenir sur le cours des événements auxquels il assiste. Il cherche à réconcilier les amoureux qui se disputent, ne supportent pas que la jeune femme trompe son compagnon… Dans La messe est finie, on retrouve ce désir du père Giulio de faire le bonheur des autres à leur insu. En ce sens, le prêtre et les militants gauchistes qu’il filmait dans ses premiers films ne sont guère différents. Dans une très belle scène, Giulio reste derrière la fenêtre du prêtre défroqué qu’il a remplacé. Celui-ci l’invite à partager le repas familial mais Giulio refuse et demande juste la permission de contempler le tableau idyllique d’un simple bonheur familial. Moretti reste constamment un « spectateur » face au monde en se demandant quel rôle il peut y jouer. Le « regard » (normal pour un cinéaste) est ce qui le relie au Réel mais qui l’en éloigne constamment tant il apparaît impuissant à influer sur quoi que ce soit.

Dans Bianca, l’humour se fait très grinçant car pour qu’advienne ce qu’il croit être juste (l’harmonie dans le couple, l’amour…), Michele va jusqu’à tuer. A la fois « réellement » (mais nous en avons déjà trop dit) et symboliquement lorsqu’il rencontre la sublime Bianca (Laura Morante) mais qu’il refuse son amour en estimant qu’il est forcément voué à l’échec. Le cinéaste joue sur deux registres : celui de la régression infantile à l’image de cette fameuse scène où il n’arrive pas à dormir à côté de Bianca (il ne trouve pas plus de place dans un lit à deux que sur la scène du monde) et qu’il va se réfugier à la cuisine pour se faire des tartines de Nutella (derrière un pot immense) ; mais aussi celui de l’agressivité -qui ne s’oppose pas forcément à la « régression »- puisque Michele ne cesse d’invectiver, d’ordonner voire même de gifler (la scène très drôle du cours de sport où il gifle un élève comme, plus tard, il giflera la journaliste dans Palombella Rossa parce qu’elle parle mal). Incapable d’aimer mais voyant sur une plage un certain nombre de couples s’embrasser, il se décide à tenir un rôle sur cette grande scène du monde et jette son dévolu sur une plagiste qui n’avait absolument rien demandé. Le gag fonctionne car il relève à la fois de la pure tradition du burlesque agressif (le héros qui ne sait que faire de son corps) tout en provoquant un certain malaise (le rire se fige face à ce qui est aussi une agression).

© Carlotta films

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Ce côté « redresseur de torts » et adepte de « l’amour universel », on le retrouve dans La messe est finie où Don Giulio quitte le sud de l’Italie où il a officié pendant des années pour se retrouver nommé dans une paroisse de la banlieue de Rome. Sur place, notre homme d’église et se retrouve nez à nez avec la cruelle réalité de son époque.

Une fois de plus  le cinéaste renoue avec ses obsessions : l’émiettement des utopies collectives, la place de l’individu face au groupe, la ruine des illusions…

En arrivant à Rome, Giulio réalise que tout ce en quoi il croit est en train de disparaître : son père quitte la demeure familiale pour une petite jeunette, sa sœur est enceinte et veut avorter, le prêtre qui l’a précédé a quitté l’habit pour se marier et faire un enfant…Alors que sa parole semblait encore peser un peu dans le sud de l’Italie, elle est désormais sans effet.

Que Moretti incarne un prêtre n’a, au fond, pas grand importance si ce n’est que sa « solitude » (qu’il refuse de considérer comme une « liberté ») est du même ordre que celle pesant sur ses autres personnages. Et face à disparition de tout idéal collectif, à l’heure du triomphe du consumérisme et de l’individualisme, ce rôle d’homme d’église lui permet de s’attacher à un constat plutôt désabusé : l’impuissance de la parole à « réformer » l’être humain. En retrouvant ses anciens compagnons, Giulio constate la fin des illusions idéologiques et Moretti s’interroge sur la possibilité de faire le « bonheur » des gens malgré eux.

Il y a quelque chose de presque effrayant dans ce personnage de prêtre qui cherche à imposer sa vision du monde aux autres, quitte à devenir violent. En arrivant à Rome, Giulio commence par subir la violence du monde (voir la scène où il se fait « baptiser » dans une fontaine publique par des types lui ayant pris sa place de stationnement) avant de tenter d’inculquer ses principes par la « force » (la manière dont il se dispute avec sa sœur).

La messe est finie devient alors une fable grinçante où ce personnage qui prêche dans le désert devient le révélateur d’une société qui ne croit plus en rien.

Si le constat est amer, il reste néanmoins capacité du cinéaste à porter sur ses propres épaules (ce n’est sans doute pas un hasard si, lors de la séquence qui ouvre le film, Moretti se jette littéralement à l’eau) toutes les contradictions de la société italienne et d’en dresser un tableau à la fois lucide, douloureux et sobre. La messe est finie est dépouillé de tout effet, se contentant de construire une mise en scène autour d’un point de vue que l’on peut supposer étranger –a priori- à Moretti (le gauchiste qui se change en prêtre, ce n’est pas banal : mais n’y a-t-il pas toujours eu un côté « curé » chez les gauchistes pratiquants ?). Néanmoins, le temps d’un très beau plan-séquence où la caméra s’élève pour saisir le personnage de Giulio qui a grimpé d’un étage pour retrouver sa sœur avant que celle-ci ne l’abandonne devant une porte close, Moretti prouve aussi qu’il sait filmer de manière plus « voyante ».

Œuvre de transition (après l’époque « Michele Apicella »), La messe est finie est un film lucide et douloureux où le cinéaste n’a peut-être jamais été aussi désenchanté. Pourtant, cette amertume est modérée par des petits moments où parvient à s’instaurer une certaine « communion » collective. Chez Moretti, cela passe par le sport (les deux films contiennent des scènes de football) ou la chanson. Dans La messe est finie, alors qu’un de ses anciens compagnons de lutte lui raconte pourquoi il a choisi de se convertir au catholicisme, Giulio ne l’écoute pas et hurle « la balle » avant de se précipiter au milieu d’un groupe d’enfants pour jouer au foot. Dans les deux films, il y a également ces instants étonnants où une chanson ouvre un gouffre au cœur du récit et permet d’exprimer des sentiments qu’on croyait asséchés. Dans Bianca, une scène très drôle montre un professeur dandy « vivre » totalement une chansonnette qu’il passe à ses élèves. Dans La messe est finie, c’est l’espace d’une église qui se transforme en véritable salle de danse avec une chansonnette populaire qui semble redonner à la notion de « couple » le caractère sacré qu’il a perdu en dépit du sacrement religieux.

Ces capsules ne parviendront sans doute pas à effacer totalement le sentiment d’amertume mais elles l’atténuent et permettent à Moretti d’éviter de sombrer dans le cynisme et la misanthropie. Et c’est cet équilibre qui fait le prix de son cinéma…

 

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NB : Pour les amateurs de Nanni Moretti, il est toujours possible (et conseillé) de se procurer le numéro 2 de la revue Zoom Arrière consacrée au cinéaste.

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