A l'assaut des GAFA
Effacer l’historique (2019) de Gustave Kervern et Benoit Delépine avec Blanche Gardin, Denis Podalydès, Corinne Masiero, Vincent Lacoste, Benoit Poelvoorde, Michel Houellebecq
Les films de Gustave Kervern et Benoit Delépine sont, la plupart du temps, de petites machines de guerre contre la marche absurde du monde et les injustices qu’elle sécrète. Ils n’aiment rien tant que filmer des petits commandos décalés montant au front contre l’horreur économique et les délocalisations sauvages (Louise-Michel), les absurdités administratives (Depardieu en quête de ses « papelards » pour la retraite dans Mammuth) ou contre les géants d’Internet et leur immonde commerce des données personnelles dans Effacer l’historique.
Avec ce nouveau film, deux constats s’imposent. D’une part, les personnages des cinéastes aiment désormais voyager puisque qu’après le séjour épique en Roumanie de Jean Dujardin et de ses comparses dans I Feel Good, Marie (Blanche Gardin) et Bertrand (Podalydès) se rendront respectivement en Californie et à l’Ile Maurice. D’autre part, les quêtes qu’ils mettent en scène ont de plus en plus l’allure de celle que menaient Don Quichotte et Sancho Panza -les éoliennes ont remplacé les moulins à vent dans Effacer l’historique- puisque les personnages se heurtent à une certaine dilution du pouvoir et à l’impossibilité de le combattre de front.
Comme dans Louise-Michel, Blanche et Bertrand finissent par se retrouver dans des locaux vides, incapables de porter un coup fatal puisque le centre du pouvoir s’est délocalisé, dématérialisé et qu’il ne reste plus désormais que d’immenses serveurs protégés dans de sinistres hangars. Par ailleurs, comme dans Le Grand Soir, le film dissimule mal une certaine amertume derrière la carapace de l’humour puisqu’il montre que le peuple vient à manquer. Blanche, Bertrand et Christine (Corinne Masiero) se sont rencontrés sur un rond-point lors du mouvement des gilets jaunes. Mais aujourd’hui, ils paraissent bien seuls à klaxonner autour dudit rond-point en arborant le gilet à la fenêtre de la voiture.
D’un point de vue cinématographique, Effacer l’historique confirme le désir des cinéastes d’échapper à la succession de saynètes qui était un peu le défaut de leurs premiers films pour fondre leurs gags dans un vrai récit. Marie Dehoux (petit hommage à Robert Dehoux, le grand anarchiste belge auteur du Zizi sous clôture inaugure la culture et acteur dans les trois premiers films des duettistes, même si on n’entendait que sa voix dans Avida) est une paumée comme les affectionnent les cinéastes : chômeuse, séparée de son mari et de son fils et surendettée. Un soir de beuverie, elle couche avec un jeune loup en école de commerce (Vincent Lacoste) qui filme leurs ébats et la fait chanter avec cette « sextape ». Avec l’aide de ses voisins Bertrand, lui aussi en guerre contre Facebook qui refuse de retirer une vidéo montrant sa fille de treize ans se faire harceler par ses petits camarades, et de Christine, conductrice pour une société de VTC dont les notes sur Internet ne décollent pas.
Cette trame minimaliste permet à Kervern et Delépine de se livrer à une satire souvent très drôle de notre rapport absurde à Internet et aux nouvelles technologies (ces immondes laisses qu’on nomme « smartphone »). Qu’il s’agisse du chemin de croix pour se connecter (les mots de passe à rallonge écrits dans le frigidaire de Marie, l’impossibilité d’accéder à un site après avoir pourtant identifier quatorze feux rouges ou passages piéton…) à l’horreur du démarchage en ligne, le film raille cette emprise d’Internet sur nos vies, y compris dans ce qu’elles ont de plus privé. Mais au-delà de l’attaque que d’aucuns jugeront facile contre les nouvelles technologies (l’apologie du téléphone en boites de yaourt n’est d’ailleurs pas très convaincante), le film explore tout le spectre des servitudes liées à la technologie. De fait, il est plus percutant lorsqu’il s’agit de dénoncer les crédits à la consommation et le surendettement. Comme si ce monde ne tenait plus qu’en vendant des cochonneries aux pauvres condamnés aux mêmes sinistres décors (le petit pavillon dans un lotissement où toutes les maisons se ressemblent).
Même dans le cadre d’un récit plus traditionnel, les cinéastes demeurent fidèles à un certain humour minimaliste et visuel dans la lignée de Tati et, surtout, de Kaurismäki. Nous ne citerons pas tous les (nombreux) gags du film mais celui de la latte récalcitrante est particulièrement drôle et c’est le phénomène de répétition, transcendé par les axes de prises de vue, qui provoque le rire. A cela s’ajoute quelques répliques d’anthologie (« my pussy is in the cloud ») et de nombreuses idées farfelues (le hacker « Dieu » caché dans en haut d’une éolienne, les « sextapes » classées par pays dans le centre de données -« sextape du Vatican »-…).
Effacer l’historique s’avère donc une jolie réussite, une comédie anarchisante enlevée qui tape sur tout ce qui bouge, aussi bien sur « l’uberisation » de notre société (la scène hilarante avec le livreur joué par Benoit Poelvoorde) que sur les écolos bobos hyperconnectés (être du côté du « Bien » et jouer les redresseurs de torts– « de toute façon, les gens ne savent plus attendre »- n’empêche pas le cultivateur bio de réclamer plus de 700 euros pour ses courges impayées). Et comme les comédiens sont au diapason (Delépine et Kervern invitent des « anciens » de leur univers à revenir ici : Poelvoorde -héros du Grand Soir et de Saint-Amour, en livreur essoufflé, Michel Houellebecq – Near Death Expérience- en acheteur suicidaire, Lacoste – Saint-Amour- en arrogant maître-chanteur qui utilise la réalité virtuelle pour jouer en slip rouge à la pétanque !), nous tenons là un des meilleurs films du duo dont l’œuvre vagabonde et rigolarde s’étoffe pour former l’un des ensembles les plus cohérents et les plus drôles de ce continent sinistré qu’est la comédie française.