L'île des damnés
Les Révoltés de l’an 2000 (1976) de Narcisso Ibanez Serrador avec Lewis Fiander, Prunella Ransome (Carlotta films). Sortie en DVD/BR le 16 septembre 2020
Le long générique du film est une véritable douche froide. Serrador débute en effet son récit par une succession d’images documentaires sur les pires atrocités commises au vingtième siècle : les camps de concentration, la guerre de Corée et son cortège d’enfants mutilés, les bombardements au Vietnam, la guerre du Biafra… Ce montage tend à montrer qu’à chaque fois, ce sont les enfants qui trinquent, victimes de la folie des adultes. Il vise également à prouver qu’aucun film d’horreur imaginable (puisque Les Révoltés de l’an 2000 s’inscrit dans le genre) ne pourra surpasser les abominations réellement commises par l’être humain. Dès lors, Serrador va composer son film sur une série de violents contrastes.
Aux images d’archives succèdent des plans d’une plage bondée de touristes. Le noir et blanc laisse petit à petit place à une couleur éclatante et à la vision d’une Espagne de carte postale écrasée par la chaleur. La brutalité de ce changement de registre laisse planer un terrible non-dit puisque la dictature franquiste ne fut pas non plus avare en massacres dont pâtirent les enfants. Tom et Evelyn sont deux touristes anglais en vacances qui cherchent à fuir la foule et à se rendre dans une île isolée. Sur place, ils sont frappés par le calme qui règne et l’absence d’adultes. Tout le monde semble avoir déserté les lieux et ils ne croisent que des groupes d’enfants dont le comportement va se révéler de plus en plus inquiétant…
Dans le petit livret passionnant qui accompagne cette édition du film, Stéphane du Mesnildot souligne avec justesse le tribut payé à Hitchcock par Serrador. Les Révoltés de l’an 2000 est un film très influencé par Les Oiseaux dont il reprend les grands principes : un danger qui vient d’un groupe a priori inoffensif (quoi de moins « dangereux » qu’un oiseau ou un bambin ?), une horreur diurne, qui surgit en pleine lumière et une mise en scène qui permet au spectateur de devancer les personnages et de faire naître ainsi le suspense. Dans une très belle scène, la caméra est placée au ras du sol et suit Tom en train de ramasser des victuailles dans un supermarché. Le travelling au niveau des pieds révèle alors, caché derrière un rayonnage, un cadavre que ne voit pas le personnage. L’angoisse nait de cet écart entre ce que nous percevons et qui demeure encore inconnu à Tom et Evelyn. Serrador parvient à camper dans la première heure une atmosphère suffocante et à nous captiver. Par sa manière d’inscrire des visages souriants d’enfants dans une rue déserte, de jouer sur le son (le bruit lancinant d’une rôtisseuse ou les cris stridents d’une sonnerie de téléphone), de rendre menaçant l’espace où évoluent les personnages, il parvient à faire sourdre une angoisse d’autant plus prégnante que jamais il n’a recours au surnaturel. En ce sens, le film est encore plus fort que Le Village des damnés de Wolf Rilla qui, aussi beau soit-il, s’inscrivait encore dans un registre de science-fiction. Or c’est le réalisme des Révoltés de l’an 2000 qui le rend terrifiant. Le seul petit élément surnaturel du film est ce sentiment que les enfants peuvent communiquer de manière télépathique et se retrouver de cette manière. Lorsqu’une fillette touche le ventre d’Evelyn enceinte et qu’elle semble établir le contact avec le fœtus, la scène n’en est que plus effrayante et troublante.
L’horreur selon Serrador, c’est de montrer l’envers de l’innocence. Bafouée à travers toutes les guerres, l’enfance se révolte et fait subir gratuitement aux adultes ce que l’Histoire leur a fait subir. S’inscrivant dans un courant horrifique hispanique très riche, le cinéaste se plait, de manière subtile, à transgresser les conventions par son jeu permanent sur les contrastes : le cadre idyllique de l’île devient vite cauchemardesque et étouffant, l’innocence des jeux d’enfants se transforme en crimes particulièrement affreux (les vieillards sont frappés, un homme est pendu et attaqué avec une faux…), les lieux de repos et de méditation (l’église, lieu hautement symbolique lorsqu'on se souvient de la place occupée par le clergé sous le franquisme) devient le théâtre d’une cruauté particulièrement sadique (une femme est agressée, déshabillée et tuée). Tout se passe comme si derrière la surface lisse des apparences (cette société espagnole en mutation) ressurgissaient toutes les horreurs d’un passé proche (la guerre civile).
En dépit de l’hommage appuyé à Hitchcock, à l’instar de cette scène où Tom invite Evelyn à courir sans s’arrêter alors que la menace est proche, voire à Romero (le couple se barricade pour échapper aux enfants presque aussi belliqueux que les zombies de La Nuit des morts-vivants), Serrador parvient à imposer un style et un ton uniques qui font des Révoltés de l’an 2000 un film impressionnant et cruel (voir tirer sur un enfant n’est pas quelque chose d’anodin) qui restera longuement gravé dans nos mémoires…