La couleur des sentiments
Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait (2020) d’Emmanuel Mouret avec Camelia Jordana, Niels Schneider, Vincent Macaigne, Emilie Dequenne
Mes fidèles lectrices m’en voudront peut-être de ressasser toujours la même idée lorsque j’évoque le cinéma de Mouret mais il me semble pourtant évident que le cinéaste parvient avec brio à inverser la célèbre formule de Bergson qui voit dans le rire du mécanique plaqué sur du vivant. En effet, la beauté des films de Mouret tient à sa faculté de rendre vivant ce que ses scénarios peuvent avoir, sur le papier, de mécanique. Ce qui était valable pour ses délicieuses comédies l’est toujours alors que son œuvre semble avoir pris une tournure un peu plus grave, lorgnant vers le mélodrame depuis le mésestimé Une autre vie.
Dans Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, tous les personnages se fixent des règles strictes (mécaniques) dans le domaine de l’amour. Daphné (Camelia Jordana), par exemple, couche avec François (Vincent Macaigne) mais s’interdit de tomber amoureuse de lui parce qu’il est marié. Victoire (Julia Platon) accepte également une liaison avec Maxime (Niels Schneider) dans la mesure où elle n’est pas sérieuse et qu’elle parvient à faire une distinction franche entre la vie de couple, de famille d’une part (basée sur des intérêts communs) et le plaisir, le désir d’autre part. Toutes les relations entre les personnages sont d’abord réduites à des formules mathématiques (Sandra qui confie à Maxime qu’elle ne s’est pas abandonnée à lui car tout le monde les voyait ensemble et qu’elle déteste qu’on décide à sa place), à des lignes de conduite fixées aléatoirement mais avec fermeté… Mais au cœur de ce cadre rigide, il y a l’amour et ses chemins tortueux. Simple attirance, désir charnel ou irrésistible pressentiment que la personne d’en face est celle avec qui l’on aura envie de partager sa vie ? Tout l’enjeu du film se situe à cet endroit : non pas tant répondre à ces questions que de les rendre les plus vivantes et les plus humaines possibles. Maxime le dit au début du récit : s’il aimerait devenir écrivain, c’est moins pour parler d’amour que de sentiments.
Pour rendre vivantes ces équations à de nombreuses inconnues, Mouret s’appuie d’abord sur une exceptionnelle direction d’acteurs. Tous sont parfaits mais une mention spéciale s’impose pour les actrices, qu’il s’agisse de la frémissante Camelia Jordana ou de la sublime Emilie Dequenne dont le jeu tout en finesse donne un caractère totalement bouleversant à son magnifique personnage.
D’autre part, Mouret s’abstient de juger et condamner ses personnages : ils sont humains, avec leurs faiblesses et leurs petites lâchetés mais aussi avec leur beauté et leur sincérité. A un moment donné, un des personnages se demande quelles sont les règles en amour. Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait tend à montrer qu’il n’y en a pas. Ou plutôt, parce que ce serait plus juste, il faudrait dire qu’il y a une multitude de règles (celles que l’on se fixe, celles qu’on suit par conviction, par acquis culturels…) mais qu’il n’y a pas de loi d’airain. Cette distinction me semble importante car lorsqu’il y a loi, ne pas suivre ses prescriptions implique la transgression et on se retrouve du côté de la tragédie. En revanche, avec les règles (qu’on suit scrupuleusement ou non car la triche fait aussi partie du jeu), les personnages se retrouvent du côté du jeu et de la séduction. Ce jeu fut souvent comique et insouciant chez Mouret mais il peut également basculer dans une certaine gravité sans que cela n’altère le sentiment de délicatesse et de légèreté. Il peut être cruel comme le montrait déjà le précédent film du cinéaste Madame de Joncquières car il y a toujours un écart entre les règles que s’appliquent les personnages et la réalité dudit jeu, les grandes théories et les surprises constantes que nous réservent le désir, les rencontres et les affects.
Cet écart vient surtout du langage et nul n’ignore que le cinéma de Mouret est très écrit, ce qui lui a valu souvent d’être comparé à Rohmer (il est vrai que les héroïnes de Vénus et Fleur évoquaient Reinette et Mirabelle). Pourtant, Mouret s’inscrit davantage dans la lignée des écrivains du XVIIIème siècle (Marivaux en premier lieu, bien entendu) et l’ampleur romanesque des Choses qu’on dit, les choses qu’on fait le rapproche parfois de Truffaut.
Débutant par un personnage qui souhaite devenir écrivain, le scénario va entremêler plusieurs récits, racontés selon plusieurs points de vue dans une forme efflorescente. Chaque segment permet de nuancer, d’épaissir les portraits des personnages qui entrent dans la partie de ce grand jeu de l’amour et du hasard. Je ne révèlerai pas l’une des surprises que nous réserve le segment centré sur Emilie Dequenne et les règles qu’elle met en place mais il se révèle riche en émotions rares, embrassant dans un large mouvement tous les aspects que l'amour peut revêtir.
Cette volonté de renouer avec une forme de romanesque fait la beauté des Choses qu’on dit, les choses qu’on fait. Elle permet à Mouret d’accompagner des personnages qu’il enrichit au fur et à mesure et à qui il offre toujours des horizons ouverts. Il n’y a ni désespoir, ni résignation dans le film : des douleurs, des regrets, des chemins qui auraient pu se croiser, certes, mais également une volonté d’avancer, de s’ouvrir à l’autre, de ne pas avoir peur du désir et des sentiments… Cet élan vital et amoureux fait la générosité du film, l’un des plus beaux de son auteur dont l’œuvre globale devient de plus en plus cohérente et importante.