Eros + Massacre
5 Pink Films (Editions Carlotta) Sortie en DVD et BR le 30 septembre 2020
Une poupée gonflable dans le désert (1967) d’Atsushi Yamatoya
Deux femmes dans l’enfer du vice (1969) de Kan Mukai
Chanson pour l’enfer d’une femme (1970) de Mamoru Watanabe
Prière d’extase (1971) de Masao Adachi
Une famille dévoyée (1984) de Masayuki Suô
Après avoir connu un âge d’or à la fin des années 50, l’industrie cinématographique nippone traverse au début des années 60 une crise sans précédent. L’arrivée massive de la télévision au sein des foyers japonais provoque une chute spectaculaire des entrées en salle (un nombre de spectateurs divisé par deux entre 1958 et 1962) et la faillite de la Shintoho, l’un des six grands studios du pays. Le « pinku eiga » (cinéma « rose ») va alors représenter une véritable aubaine pour pallier cette désertion du public. Non seulement ces films seront tournés avec peu de moyens et offriront aux exploitants des salles des promesses de recettes faciles grâce aux faibles coûts de location de ces bandes mais ils attireront également un nouveau public dans les salles, avide de sensations fortes que ne leur procurait pas la télévision. Comme l’écrit Dimitri Ianni dans le passionnant livret qui accompagne ce coffret : « [les exploitant] conquièrent un public jeune et masculin, en lui procurant un exutoire à travers des images sensationnelles inédites sur les écrans traditionnels ou à la télévision : sexe et violence deviennent ses deux mamelles. »
Si ce sont d’abord des cinéastes indépendants qui s’illustrent dans le cinéma « pink » (le grand Wakamatsu, Mamoru Watanabe…), la manne financière que représente un genre constituant quasiment la moitié de la production nationale va attirer les grands studios qui vont consacrer une bonne part de leur activité à l’érotisme, qu’il s’agisse de la Toei où s’illustrèrent des cinéastes comme Norifumi Suzuki (Sex & Fury) ou Teruo Ishii et ses « femmes criminelles » et surtout de la Nikkatsu qui, pour éviter la faillite », invente le « roman porno » dont nous avions déjà parlé à l’occasion d’un magnifique coffret édité par Elephant Films.
Les films proposés aujourd’hui par Carlotta ont été produits pour la plupart (quatre sur cinq) par une petite maison nommée Kokuei qui commença par proposer des documentaires édifiants et nationalistes avant de se tourner vers l’exploitation érotique (on en conviendra, c’est quand même plus exaltant !). Ce qui frappe pourtant en découvrant ces films, c’est paradoxalement leur faible pouvoir « érotique » (mis à part Une famille dévoyée qui joue plus frontalement la carte du genre). Comme ça sera le cas avec des films plus récents de Tokishi Sato (Empty Room, Cuffs aka the Last Virgin), le sexe est ici utilisé comme révélateur d’un certain désarroi existentiel ou encore comme la meilleure des métaphores pour des rapports de domination/soumission. Il est souvent conjugué avec une grande brutalité et la sensualité est quasiment absente de ces œuvres. Mais comme chez Wakamatsu, le genre permet également d’ausculter les évolutions de la société japonaise et de porter sur son organisation un regard à la fois politique et critique.
Expérimentations formelles
Davantage que l’érotisme, somme toute assez soft en cette fin des années 60, c’est la richesse formelle de ces films qui frappe le spectateur contemporain. Une poupée gonflable dans le désert d’Atsushi Yamatoya s’avère, à ce titre, l’un des plus déconcertants du lot. Difficile de se raccrocher à des éléments rationnels tant le cinéaste se plait à déconstruire son récit, à briser la logique narrative et à inventer une sorte de « flux de conscience » assez inédit. A première vue, l’œuvre s’inscrit dans le cadre du cinéma noir avec son privé chargé de retrouver la petite amie d’un homme d’affaires plus ou moins véreux. Yamatoya a participé au scénario du chef-d’œuvre de Seijun Suzuki La Marque du tueur et c’est bien évidemment à ce film que l’on songe, mélange de polar hard boiled (le réalisateur revendique l’influence de Donald Westlake) et de voyage « mental » qui pourrait faire le lien entre Ambrose Bierce et son soldat capable d’échapper à la pendaison par le rêve et David Lynch (la structure circulaire du récit annonce déjà Lost Highway). Par ses parti-pris radicaux, Yamatoya fait exploser l’espace cinématographique, brouillant les frontières entre passé et présent, rêve et réalité et entre divers lieux. Il n’est pas rare que son personnage évoluant dans quelques intérieurs urbains se retrouve, à la faveur d’un raccord brutal, au cœur du désert où tout commence. Déconcertant, le film parvient néanmoins à prendre le pouls de la société japonaise et à en proposer un tableau assez noir. On sent dans Une poupée gonflable dans le désert l’influence de Wakamatsu dont le style brutal et désarticulé irradie également Prière d’extase de Masao Adachi.
Adachi, scénariste et cinéaste très engagé à l’extrême-gauche (il rejoindra d’ailleurs les rangs de l’armée rouge japonaise au Liban en soutien à la cause palestinienne et reste toujours assigné à résidence aujourd’hui après avoir été emprisonné et extradé), a écrit pour Wakamatsu des œuvres aussi importantes que Quand l’embryon part braconner ou encore Sex Jack. Comme dans ce dernier film, on retrouve un groupe de jeunes gens (deux garçons et deux filles) en proie à un certain désarroi existentiel. Comme le souligne Stéphane du Mesnildot dans sa très intéressante présentation du film, le cinéaste filme un Japon noyé dans le brouillard, métaphore visuelle d’une jeunesse sans horizon et qui avance à l’aveuglette dans un pays auquel elle ne s’identifie plus du tout sans pour autant adhérer aux sirènes du capitalisme à l’américaine. La plus jeune du groupe, quinze ans, est enceinte. Dans la mesure où le groupe tente de remettre en question la sexualité assimilée à un échange marchand, ce retour à une certaine « norme » (la maternité) provoque l’explosion du groupe. La jeune femme se prostitue pour tenter, là encore, de « vaincre le sexe » mais sa quête n’aboutira qu’à un échec, comme en témoigne une scène finale (en couleurs) assez éprouvante. Le caractère heurté du montage, l’attention portée à la jeunesse et le lien entre sexe et politique évoquent les ténors de la nouvelle vague japonaise et l’on songe souvent à des films comme Journal d’un voleur de Shinjuku de Nagisa Oshima.
Kan Mukai, un des grands artisans du « pinku eiga » (près de 200 films au compteur), explore également les rapports entre sexe, pouvoir et argent. Dans Deux femmes dans l’enfer du vice, il met en scène un trader ruiné, contraint par son créancier à vendre sa femme pour obtenir un délai dans le remboursement de sa dette. Veule et pleurnichard, ce père de famille incarne une certaine faillite masculine tandis que les femmes prennent les choses en main pour débloquer la situation. La mère se voit même contrainte de coucher avec le fils du débiteur, un débile profond enfermé dans une cave, avant d’être victime d’un accident de la route. L’introduction de ce personnage du fils donne au film un caractère un peu déviant assez étonnant. La deuxième partie du film est plus centrée sur l’itinéraire de la fille qui décide de monnayer sa virginité pour aider son père. Elle se vend également à un certain nombre de notables, ce qui permet à Mukai de livrer une satire évoquant celle de La Fille Rosemarie de Rolf Thiele avec son héroïne prostituée faisant chanter ses riches clients. Le sexe est devenu monnaie d’échange et permet d’affermir le pouvoir de certains hommes tout en pouvant se retourner contre eux (la jeune fille devient une arriviste qui veut s’enrichir le plus possible en se vendant). L’intérêt du film, en couleurs (ce qui était rare pour les films « pink » de l’époque) vient de son ancrage sociologique. Tourné à la fin des années 60, il est marqué par le psychédélisme de l’époque avec notamment des jeux de projection d’images sur des corps nus, une inclination pour les lumières et couleurs chatoyantes et des musiques très planantes (avec notamment une mise en musique assez étonnante du poème A une passante de Baudelaire).
Relectures érotiques
Moins directement politiques, les deux derniers films du coffret témoignent d’une volonté, sinon de pasticher, du moins de s’inspirer de certains genres et de les réécrire à la sauce « pink ». Chanson pour l’enfer d’une femme tranche avec les autres films du lot en ce sens qu’il s’agit d’une relecture d’un classique du « film de yakuza chevaleresque » (comme le nomme Dimitri Ianni) et de la série lancée par la Toei : La Pivoine rouge. Mamoru Watanabe invente le personnage d’Okayo Benten incarnée par Tamaki Katori, héroïne entêtée aux prises avec d’affreux gangsters. Après avoir échappé à la mort de justesse, notre justicière entreprend de se venger comme elle l’avait promis à son bourreau (elle lui avait prédit que son fantôme viendrait le hanter). Les codes du genre sont respectés mais le cinéaste introduit une dimension érotique, toujours assez brutale (les ébats sont toujours placés sous le signe de la domination et de l’asservissement), qui pimente les combats et autres duels. Si l’on ne s’ennuie pas en regardant le film, il me paraît le moins original et le moins inventif. Dans le genre, les films « en costumes » de Norifumi Suzuki s’avèrent souvent beaucoup plus percutants. Reste une dimension onirique qui donne un petit cachet à ce film de vengeance et de yakuzas.
Enfin, le plus étonnant des films du lot est sans doute Une famille dévoyée de Masayuki Suô dans la mesure où il ne s’agit pas de s’appuyer sur les codes d’un genre mais de pasticher le style immédiatement reconnaissable de Yasujiro Ozu. Le cinéaste retrouve la même rigueur de cadre que le maître, filme les mêmes histoires familiales dans les mêmes intérieurs, ménage des pauses en extérieur (pour retrouver le rythme très musical des films d’Ozu) et Ren Osugi (l’un des acteurs fétiches de Kitano) prend un malin plaisir à imiter les compositions de Chishû Ryû dans Voyage à Tokyo et Le Goût du saké. Mais on l’aura compris, contrairement au cinéma d’Ozu, la dimension charnelle et sexuelle devient ici prédominante. La réussite du film tient au fait que Suô ne cherche jamais à se moquer de son modèle ou à le parodier. Il lui rend un hommage sincère tout en s’appuyant sur son style pour montrer une évolution des rapports familiaux et amoureux. Ce qui était tu chez Ozu est dévoilé frontalement ici, avec une rare sensualité qui en fait sans doute le seul film vraiment « érotique » du coffret. Suô joue sur le caractère transgressif de son sujet puisque le thème de l’inceste plane constamment sur son récit : entre la sœur et le frère qui lorgne sur la culotte de cette dernière, entre le jeune homme et sa belle-sœur ou encore entre le futur marié et cette femme qui lui rappelle sa mère morte… Combinant le quotidien le plus banal cher à Ozu (avec ces mêmes salutations adressées aux voisins) et des ébats brûlants, le cinéaste signe une œuvre passionnante et un hommage réussi à Ozu.
Preuve si c’était encore nécessaire que le territoire du « pinku eiga » est parsemé d’œuvres insolites et inventives et qu’on n’a pas fini de défricher et découvrir ce genre.