Légitime (?) violence
Un pays qui se tient sage (2020) de David Dufresne
Au moment du mouvement des gilets jaunes, David Dufresne fut l’un des rares journalistes à sauver l’honneur de sa profession en ne se pliant pas à la ligne gouvernementale adoptée par l’immense majorité des médias et en ne se joignant pas à la meute des éditorialistes à la solde du pouvoir. Chaque semaine, il a renseigné précisément le nombre d’exactions commises par la police (rappelons qu’il y eut quand même deux morts) et enquêté sur le système du maintien de l’ordre à la française.
Si Un pays qui se tient sage est une nouvelle pierre à cet édifice de dénonciation des violences policières, le film a le mérite de ne pas être un film « militant » jouant systématiquement sur l’émotion et le fait divers érigé en symbole. David Dufresne prend, au contraire, le parti-pris du recul et de la réflexion en extrayant des images vues et revues (du moins, sur les réseaux sociaux) du feu de l’urgence médiatique et du flux continu de l’information. Il ne s’agit plus de prouver mais de réfléchir, d’analyser et de tenter d’expliquer.
Son dispositif est très simple : montrer ces images à des témoins qui vont les commenter et les analyser. Parfois, il s’agit des « acteurs » de ces scènes, simples gilets jaunes dont la vie a basculé lorsqu’ils ont perdu un œil ou se sont fait matraquer gratuitement. Sinon, ce sont des journalistes, des écrivains (Alain Damasio), des historiennes, des juristes, des sociologues ou encore des policiers et gendarmes qui sont invités à réfléchir à la célèbre citation de Max Weber « l’état détient le monopole de la violence légitime ».
On sait qu’en matière de journalisme ou de documentaire, la neutralité est un leurre et n’existe pas. Alors il est patent que film de David Dufresne adopte un point de vue clair (c’est le minimum qu’on demande à un documentariste) en prenant le parti de dénoncer les évidentes dérives d’un maintien de l’ordre de plus en plus violent et irrespectueux des droits fondamentaux des individus (notamment celui de manifester). Néanmoins, sans avoir recours à la formule pipée du débat (où personne n’écoute les opinions de l’autre et ou chacun campe irréductiblement sur ses positions), Dufresne ne joue pas la carte de l’émotion facile et de la manipulation du spectateur. Il ne s’agit pas de lui imposer ses vues mais de mettre des mots sur des faits, de confronter des réflexions et même de laisser s’exprimer des points de vue contradictoires. A ce titre, le générique de fin souligne que de nombreuses personnalités du ministère de l’Intérieur ou de la préfecture ont été sollicitées mais ont refusé de participer au film. Le reproche de partialité ne pourra donc pas être avancé pour décrédibiliser l’œuvre.
La grande réussite d’Un pays qui se tient sage, c’est qu’au-delà de son intérêt de salubrité publique, c’est une grande réflexion sur les images. A la suite de Godard ou de Daney, David Dufresne prouve une fois de plus que les images ne montrent rien, ne disent rien. Toutes ces scènes de violence, prises par des smartphones ou les caméras de journalistes indépendants, ont beau prouver la brutalité de la répression policière, elle n’empêche pas Emmanuel Macron de juger « inacceptable » qu’on parle de « violences policières dans un État de droit ». Un simple effet de rhétorique (« nous sommes en démocratie ») lui permet de balayer et nier l’évidence que renseignent toutes les vidéos prises sur le vif. Dufresne joue d’ailleurs sur ce caractère éphémère de l’image en insérant des plans contemporains et anodins des rues de Paris où a eu lieu il y a quelques mois le théâtre des opérations. Ce contraste dit quelque chose de la manière dont le flux des images participe davantage à l’oubli qu’à un travail de mémoire.
Si l’image ne dit rien en elle-même, c’est le discours qui fait foi. Les négations du président, l’hallucinant montage des éditorialistes et autres chiens de garde médiatiques imposant leurs discours et infléchissant le sens de ces images pour le rendre conforme à la parole du Pouvoir (l’horrible bonhomme – j’ignore son nom car je boycotte ces chaînes d’infos en continu- qui affirme de toute sa morgue dégueulasse que c’est « bien fait pour [la] gueule » d’un manifestant s’il s’est fait arracher la main).
Le travail de Dufresne consiste à proposer un discours antagoniste en s’appuyant vraiment sur les images pour le faire. Deux passages sont, à ce titre, assez marquants. Dans le premier, un policier du syndicat Alliance police reprend à son compte l’argument classique du pouvoir sur la nécessité d’empêcher la casse et de maintenir l’ordre public. Cette opinion a été reprise ad nauseum, notamment chez les éditorialistes : la foule est dangereuse et belliqueuse, les policiers doivent donc se défendre. Or le témoin a beau pinailler, tergiverser et tenter de trouver un « contexte », il finit par se trouver très embêté lorsqu’il assiste aux images scandaleuses de flics dans un Burger King, en train de matraquer gratuitement des personnes à terre alors qu’ils ne présentent pas le moindre danger.
La dialectique mise en œuvre dans le film est encore plus efficace lors d’un autre passage où les images montrent, effectivement, des manifestants fonçant sur des policiers contraints de battre en retraite. Difficile de ne pas nier une certaine « violence » du côté de la foule, ce qui permet au même policier de se déchainer en parlant presque de « horde de barbares » et en estimant que tous ces gens devraient être en prison. Or un autre témoin revient sur ces images et les décortique d’une manière très fine, montrant que les gens n’attaquent pas gratuitement les policiers (qui auraient pu être massacrés au vu de la disproportion numérique du rapport de force), qu’ils les laissent au contraire se relever et s’enfuir sur leurs motos et que c’est lorsqu’ils sont hors de danger qu’ils se mettent à leur foncer dessus, comme pour les faire fuir et gagner une victoire symbolique.
Le film est très fin dans sa manière d’analyser le concept même de « violence », celle réelle mais parfois plus larvée du Pouvoir (celle de cette classe « qui se tient sage » mise à genou par de petits nervis parfaitement conscients de leur impunité puisque ce sont eux-mêmes qui se filment) et celle à la fois plus spectaculaire (le Fouquet enflammé, les vitres brisées) des manifestants mais pourtant seulement symbolique (sauf erreur, il n’y a pas eu de policiers mutilés pendant l’épisode des gilets jaunes et aucun blessés graves).
David Dufresne soulève de nombreuses questions passionnantes : est-ce que l’Etat est le seul à pouvoir user de la violence ? Jusqu’à quel point peut-il le faire en toute impunité dans une démocratie (l’analyse de la passe d’armes entre Macron et Poutine est assez savoureuse) ? Et est-il le seul à avoir le droit de le faire ? Quand la violence (économique, politique, sociale) s’exerce sur le peuple, n’est-il pas légitime qu’il en use également à son tour pour se défendre ?
Un pays qui se tient sage embrasse toutes ces questions et en soulève énormément en filigrane. Encore une fois, David Dufresne se méfie de l’émotion (même si elle n’est pas absente, surtout lorsque les blessés sont confrontés à leurs propres images) et ne joue pas la carte du film militant revanchard (il y a un moment très touchant où un mutilé explique qu’il n’a pas la haine pour l’exécutant imbécile qui lui a tiré dessus mais qu’elle est dirigée contre ceux qui tirent les ficelles et donnent les ordres). Et surtout, il parvient à donner du sens aux images qu’il montre. Il ne s’agit plus de simples « dérapages », de faits malheureux décontextualisés mais bel et bien d’une volonté politique de contrôle et de répression (un film reste à faire sur l’hallucinante répression judiciaire des gilets jaunes).
Reste à savoir jusqu’à quel moment nous continuerons de tolérer ça…