Sade et le cinéma : regard, corps, violence (2014) de Alberto Brodesco (Éditions Rouge Profond, 2020)

Les limites de la représentation

"Représenter Sade au cinéma ne revient pas à choisir un sujet parmi tant d'autres. Les metteurs en scène qui travaillent sur Sade s'engagent à relever le défi d'une image qu'on ne peut que qualifier d'intolérable. Le cinéma sadien se construit et raisonne autour de deux interdits, les mêmes qui définissent selon André Bazin les limites de la représentation : la mort et la petite mort, l'orgasme. Selon Bazin, il s'agit de portions de la réalité impossible à reproduire sans violation de leur propre nature, c'est à dire sans obscénité : leur représentation cinématographique constitue "une sorte d'obscénité ontologique". "

En débutant son essai par cette réflexion, Alberto Brodesco expose d’emblée l’enjeu de sa (passionnante) réflexion : non pas un panorama de l’œuvre de Sade au cinéma (Jacques Zimmer a signé autrefois une très intéressante étude sur le sujet) mais une tentative pour approcher ce qu’implique l’écriture sadienne pour les cinéastes ayant tenté de la dompter. Car s’attaquer à la figure de Sade, qu’il s’agisse du personnage (réel ou mythifié) ou, qui plus est, à son œuvre, c’est se heurter immédiatement à la question de la représentation et de ses limites. C’est aussi interroger la place du spectateur et la notion de regard. Associé immédiatement aux fameux interdits définis par Bazin (la mort et le sexe), le nom de Sade est à la fois un argument publicitaire pour des promesses de contenus sulfureux mais implique également le risque pour les cinéastes de se brûler les ailes en s’attaquant à ce monument littéraire et en édulcorant sa charge subversive.

Après avoir traité de la question du « corps souillé » et de l’attraction ambiguë que peut lui témoigner le cinéma, Brodesco analyse finement les caractéristiques des dispositifs de Sade écrivain et leur mise en scène déjà « cinématographique » puisque le regard y occupe une place primordiale. En abordant le caractère « inadmissible » de l’imagination de Sade, l’essayiste réfléchit à la place laissée au spectateur et à sa manière d’appréhender des images de ce type, qu’elle soit d’ordre « sadique » (jouir du spectacle proposé), « masochiste » (l’acceptation de recevoir des images aussi douloureuses), « ludique » (l’attitude post-moderne de détachement – « il ne considère la violence de la fiction qu’à l’intérieur du cadre énonciatif »-), « curieuse » (celui qui tente de trouver des sensations inédites) ou encore « méditative » (affronter la vision du corps souillé pour réfléchir « au thème de la violence et sa représentation »).

Plutôt que d’embrasser toutes les adaptations cinématographiques de Sade, Brodesco se concentre sur un petit corpus en partant des espaces inventés par le divin Marquis (les prisons, le château, l’hôpital psychiatrique, le théâtre mais également le voyage) pour se concentrer essentiellement sur les œuvres de quatre cinéastes incontournables : Buñuel (Jésus sortant d’une orgie sadienne dans L’Âge d’or, l’écrivain apparaissant dans un épisode de La Voie lactée), Pasolini (avec un long développement – mais comment pourrait-il en être autrement ?- autour de ce diamant noir et inadmissible que demeure Salo), Peter Brook et Jess Franco (qui s'inspira de Sade à de nombreuses reprises). Il met volontairement de côté les œuvres moins intéressantes (le Sade académique de Jacquot, le Quills de Kaufmann, Justine de Pierson…) pour tenter une approche thématique et esthétique constamment stimulante. A chaque fois, il tente d’interroger la place du cinéaste dans la manière dont il s’approprie les dispositifs sadiens, celle du spectateur/voyeur (notamment dans la dernière séquence de Salo) mais également de déterminer de quelles façons sont appréhendés les corps et les espaces (on sait que chez Sade, les espaces clos permettent paradoxalement la démesure de l’imagination et des espaces fantasmatiques).

L’approche est assez pointue (il s’agit, à l’origine, d’un travail universitaire) et l’auteur multiplie les références (de Deleuze à Foucault en passant par Bataille, Klossowski, Blanchot ou les spécialistes de Sade comme Lely, Pauvert ou Annie Le Brun) sans pour autant rendre sa démonstration absconse. Il parvient à mettre en relief les diverses interprétations possibles de Sade, entre ceux qui l'associent désormais aux systèmes totalitaires du 20ème siècle (la jouissance et l'asservissement des corps liés à la négation du sujet - la thèse de Pasolini-) et ceux qui y voient un modèle de subversion et de résistance à tous les totalitarismes grâce à une imagination qui excède tous les cadres.

Dans une dernière partie, il s’intéresse à la manière dont le cinéma sadien s’intègre à la médiasphère, analysant par exemple la réception des extraits de Salo postés sur You Tube. Le travail ayant débuté il y a plus de dix ans, on pourra trouver quelques réflexions déjà un peu datées mais elles sont passionnantes car l’auteur parvient à montrer qu’on retrouve aujourd’hui le même genre d’attitudes lorsqu’il s’agit d’appréhender l’œuvre de Pasolini, qu’il s’agisse d’une vision « méditative » ou alors « ludique » (ceux qui n’y voient qu’un film « extrême » à ranger du côté de Saw ou The Human Centipede). A travers l’exemple de ce cinéma horrifique extrême et du « torture porn », Brodesco termine sa réflexion sur la notion d’obscénité et « d’on/scénité » définie par Linda Williams (le fait de montrer ce qui demeurait traditionnellement caché – le sexe et la violence-) dont les contours ont été modifiés par l’émergence de ce cinéma sadien.

Si l’essai s’avère si passionnant, c’est qu’il dépasse le cadre de son sujet (déjà captivant) pour nous livrer une réflexion universelle sur les limites de la représentation et de notre place de spectateur face à aux images "inadmissibles"…

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