Quand logique rime avec éthique
La Mécanique Lucas Belvaux (2020) de Quentin Mével et Louis Séguin (Playlist Society, « Face B », 2020)
Après de beaux titres dédiés à Imbert et Salvadori, ce nouveau volume consacré à Lucas Belvaux confirme l’intérêt et la pertinence de la collection « Face B » des éditions Playlist Society. On en rappelle rapidement le principe : un entretien avec un cinéaste invité à revisiter toute son œuvre précédé d’un (plus ou moins) court essai critique et théorique. D’une certaine façon, ce travail pourrait s’intégrer sous la forme d’un dossier dans le cadre d’une revue de cinéma mais le format livre permet à la fois un développement plus conséquent et offre aux cinéastes interrogés une liberté de parole déconnectée du diktat de l’actualité (même si le livre accompagne aussi la sortie imminente du dernier film en date de Lucas Belvaux : Les Hommes).
Avec cette collection, c’est l’occasion de prendre le pouls d’une œuvre à un instant t et de faire une sorte de point d’étape permettant de resituer les films dans un ensemble cohérent. Le choix de Lucas Belvaux est particulièrement pertinent dans la mesure où le réalisateur a déjà tourné onze films et qu’il est parvenu, de manière assez discrète et sans tapage, à imposer un véritable regard d’auteur.
Louis Séguin, critique aux Cahiers du cinéma (entre autres), revient sur ce parcours atypique qui commença devant les caméras (notamment celles de Jacques – Hurlevent- Rivette et Claude –Poulet au vinaigre- Chabrol) avant de passer à la réalisation en 1993 avec Parfois trop d’amour. L’essayiste souligne dans un premier temps l’attachement de Lucas Belvaux à la confrontation des points de vue, à une volonté de saisir la complexité du Réel par des changements d’axe et la présentation de différentes manières d’appréhender le monde :
« Mais, depuis son tout premier film, son cinéma a toujours cherché à confronter les points de vue, à organiser une dialectique permettant d’appréhender un réel toujours plus complexe qu’il n’y paraît. Chaque événement est le fruit d’une superposition de perspectives, si bien qu’il manquera toujours un point de vue pour comprendre parfaitement les raisons de chacun. ».
Cette multiplication des points de vue peut se retrouver dans la mécanique implacable du vaudeville où chacun observe l’autre et interprète ce qu’il voit d’une manière toute personnelle (Pour rire !), mais aussi dans la construction d’une trilogie où chaque protagoniste donne une tonalité différente à l’ensemble selon qu’il est personnage principal ou secondaire (comique dans Un couple épatant, policière dans Cavale et mélodramatique dans Après la vie). Avec 38 témoins, le cinéaste pousse cette mécanique à son extrémité en interrogeant ces différents regards qui refusèrent d’agir (un crime a été commis sous leurs fenêtres mais personne n’a appelé la police).
Car chez Belvaux, la « mécanique » (de la mise en scène) rime avec éthique. Dans l’entretien, il revient souvent sur son désir de donner un espace à tout le monde, notamment à cette classe ouvrière dont il vient et qui a été laminée par les ravages du libéralisme (La Raison du plus faible, Chez nous). En revanche, il s’oppose à l’idée édictée autrefois par Simenon qui en fit la devise de Maigret : « comprendre, pas juger ». Pour le cinéaste, chacun est responsable de ses actes et il est nécessaire de les juger. Juger ne signifie pas pour autant condamner et jamais Belvaux n’adopte un regard surplombant sur les personnages qu’il filme. Il s’agit toujours de trouver un équilibre entre une éthique de la responsabilité et une volonté de comprendre les raisons de chacun. Parfois (c’est un avis personnel), l’équilibre n’est pas forcément tenu (c’est ce qui m’avait gêné dans 38 témoins mais je vais le revoir prochainement pour –peut-être- pondérer mon avis initial), mais quand il l’est, cela donne des films passionnants (la « trilogie »).
Cette exigence de cinéma, on la retrouve dans les propos de Belvaux qui explicite très bien les raisons qui le poussent à faire un film. Venu d’un milieu populaire, il évoque son désir de représenter le mieux possible le peuple à l’écran, que ce soit à travers une ville chargée d’histoire comme Liège (La Raison du plus faible), les fêtes populaires (le karaoké dans Pas son genre) ou la trahison des élites et de la gauche de pouvoir (Chez nous). Mais cette sensibilité ne se départit jamais d’un certain humanisme qui lui fait condamner la violence politique (Cavale) ou la barbarie terroriste (Rapt).
Enfin, l’une des beautés du cinéma de Belvaux tient à son rapport au genre, souligné de façon particulièrement pertinente par Louis Séguin :
« La filmographie de Lucas Belvaux aborde des genres très différents. Mais c’est le genre qui s’adapte aux personnages et non l’inverse. »
On l’a dit à propos de la trilogie, ce sont les personnages qui donnent à chacun des volets une tonalité très différente. C’est aussi flagrant dans un film comme Pour rire ! où la tragédie n’est jamais loin (les scènes de procès autour d’un crime passionnel) mais qui devient comique grâce au génie conjugué de Jean-Pierre Léaud et d’Ornella Muti. Même au cœur du récit, la tonalité peut bifurquer pour devenir plus mélodramatique (un magnifique monologue de la comédienne) sans que ces ruptures de ton apparaissent forcées ou artificielles.
C’est donc le grand mérite de ce petit essai : mettre en lumière la cohérence d’une œuvre modeste et discrète mais portée par de véritables enjeux de mise en scène (la confrontation des points de vue) et une solide éthique.