Fog Line (1970-1971) de Larry Gottheim (Editions Re :Voir) Sortie en DVD le 21 novembre 2020

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Le premier réflexe que l’on pourra après avoir terminé Fog Line, c’est se dire : « oui, enfin bon, je viens de regarder pendant dix minutes une assiette de maïs !» Puis vient ensuite le temps de la réflexion : « et après tout, pourquoi ne pas contempler du maïs ? Est-ce si désagréable ? Ce brave maïs n’est, au fond, pas moins expressif que Nicolas Duvauchelle ou Adèle Haenel… Il possède même une certaine beauté si on sait la regarder… »

Tout ça pour dire que même si je vais vous faire l’éloge (sincère) du cinéma de Larry Gottheim, il faut avoir en tête que ce ne sont pas des films comme les autres et qu’il faut être prêt à regarder pendant dix minutes du maïs ou un bol de groseilles baignant dans du lait. Contrairement à une certaine tendance du cinéma expérimental privilégiant le travail sur la forme et un montage ultra saccadé, Gottheim s’inscrit dans un courant visant à remonter aux origines et aux vues des frères Lumière. Si l’on excepte le dernier titre –Barn Rushes- proposé dans le DVD, un film pour Gottheim se réduit à un plan unique, le plus souvent fixe. Si l’auteur nous épargne les durées fleuves d’un Andy Warhol (les 8 heures d’Empire), ses œuvres se révèlent plus longues qu’un Cinématon, par exemple (qui dure à peu près 3 minutes 20). Et contrairement aux portraits de Gérard Courant, les « vues » de Gottheim montrent très rarement des figures humaines (on en verra seulement dans Harmonica). Pour reprendre une dénomination empruntée à la peinture, il s’agit essentiellement de natures mortes. Mais là encore, il est nécessaire de nuancer.

Blues, par exemple, est un simple plan fixe de 8 minutes 30 sur un bol de groseilles placé sur une surface bleue. La composition du cadre et l’immobilité effrayante du plan permet à l’esprit de divaguer et de faire des associations. Pour ma part, j’ai pensé à certaines toiles de Cézanne. Les plus réticents d’entre vous au cinéma expérimental me diront que personne n’est obligé de regarder pendant près de 10 minutes un tableau de Cézanne alors que le cinéma impose une durée qui peut vite devenir intolérable. Or la beauté (vraiment !) des films de Gottheim tient justement à cette manière d’insuffler de manière presque imperceptible de la vie dans ces « natures mortes », de saisir ces petits riens que la peinture –fixant de manière immuable un seul instant- sera incapable de reproduire. Dans Blues, c’est une cuillère qui enlève petit à petit toutes les groseilles du bol, laissant supposer une présence (hors-champ) qui les mange. Ce léger mouvement permet à la composition picturale d’évoluer constamment.

Le principe est le même dans Corn dont l’action (si j’ose dire puisqu’il s’agit de ce fameux film mettant en scène notre cher maïs) se divise en trois temps. Dans un premier temps, une présence humaine (en raison du cadrage, il est difficile de dire s’il s’agit d’un homme ou d’une femme) décortique vigoureusement quelques épis de maïs. Après avoir déserté le champ en emportant lesdits épis, le spectateur a le loisir de contempler pendant une ou deux minutes une véritable nature morte (la lumière est très belle) où l’essentiel de la composition est équilibré par les feuilles qui viennent d’être épluchées. Au bout d’un certain laps de temps, la personne revient et pose sur une assiette les maïs fumants (3ème temps) et s’en va, nous permettant de regarder cette assiette. Et là encore, on perçoit – notamment dans cette fumée qui, petit à petit, devient moins abondante- un mouvement de la vie que serait incapable de reproduire la peinture.

A ce titre, Fog Line est sans doute le plus beau film du lot. Là encore, un plan fixe sur un paysage noyé dans le brouillard. La composition est parfaite (trois arbres et des fils électriques qui structurent le plan) et évolue imperceptiblement au fur et à mesure que se dissipe la purée de pois : les champs deviennent plus distincts, on devine se dessiner une forêt sur le bord droit du cadre… Outre la beauté picturale du plan laissant à l’esprit du spectateur la possibilité de méditer ou de rêver, le mouvement cinématographique saisit dans la durée les infimes variations du réel. Tout se passe comme si le cinéma permettait aux nuages de Turner ou de Caspar Friedrich de se mouvoir.

Dans Doorway et Thought, les paysages enneigés sont appréhendés par de très légers et extrêmement lents panoramiques qui pourraient évoquer les expérimentations de Michael Snow (Wavelength) et confirme l’approche à la fois très « picturale » de Gottheim et son désir d’enregistrer les infimes variations qu’imprime la vie aux paysages.

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Dans Harmonica, c’est le mouvement d’une voiture qui fait office de travelling, comme lorsque les opérateurs Lumière embarquaient leurs caméras à bord d’une gondole. Un homme, cadré au niveau du visage, joue de l’harmonica devant une vitre baissée. Après avoir joué son morceau, il improvise de nouveaux airs en tendant la main à l’extérieur et en laissant le vent s’engouffrer dans son instrument. Il parvient à créer de nouveaux rythmes en s’appuyant sur les forces immuables de la nature (en l’occurrence, le vent). En extrapolant un peu, on pourrait presque y voir un traité théorique du cinéma de Gottheim : une volonté d’accorder le rythme de ses films à celui des éléments.

Barn Rushes est le film le plus long du lot (34 minutes) et se compose de différentes vues d’une grange bâtie en hautes planches de bois. La caméra est en mouvement au ras de l’herbe et de constants jump cuts nous ramènent au point de départ (le film est un bout à bout de rushes). Si la durée rend le film un peu plus éprouvant que les autres, il subsiste de jolies choses, comme cette manière qu’a le cinéaste de faire apparaître, par le jeu de la lumière naturelle, des  rais lumineux qui strient la façade de la grange (l’écart entre les planches permet à la lumière du soleil de filtrer et –selon la position de la caméra- de donner ce sentiment de coulures lumineuses).

Là encore, il s’agit de conjuguer une approche picturale et les moyens du cinéma capable d’enregistrer l’essence même de la vie (les variations de la lumière, le vent dans l’herbe). Et c’est cette dialectique subtile qui fait le charme et l’intérêt des œuvres de Larry Gottheim.

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