Les hautes solitudes
Coffret Tsai Ming-Liang (3 films) Éditions Survivance. Sortie le 12 janvier 2021
Les Rebelles du dieu néon (1992) de Tsai Ming-Liang avec Lee Kang-Sheng, Tien Miaou
Vive l’amour (1994) de Tsai Ming-Liang avec Lee Kang-Sheng, Yang Kuei-Mei
La Rivière (1997) de Tsai Ming-Liang avec Lee Kang-Sheng
Au commencement était la douleur. La première chose qui frappe en revoyant les trois premiers films de Tsai Ming-Liang, le plus important des cinéastes taïwanais en activité (avec Hou Hsiao-Hsien), c’est qu’ils débutent tous par une douleur physique qui, très vite, va devenir le signe d’une souffrance existentielle beaucoup plus large. Au début des Rebelles du dieu néon, Hsiao Kang (Lee Kang-Sheng) casse un carreau en voulant chasser un cafard et se coupe la main. Dans Vive l’amour, le même jeune homme solitaire tente de s’ouvrir les veines et portera un bandage au poignet pendant tout le film. Enfin, dans La Rivière, c’est une étrange douleur au cou qui saisit Hsiao Kang après qu’il a accepté de jouer un cadavre dans une rivière polluée pour les besoins d’un film. D’emblée, les films de Tsai Ming-Liang portent les stigmates d’une douleur qui accompagnera tous ses personnages. Le cinéaste n’hésite pas à mettre les corps à l’épreuve et il n’est pas rare que, dans ses récits, on s’y cogne la tête au plafond en sautant sur un lit (Les Rebelles du dieu néon), qu’on s’y fasse démolir le portrait (idem), qu’on y glisse et tombe par terre (Vive l’amour) ou que toute l’œuvre soit construite autour d’un mal étrange, douloureux à s’en taper la tête contre les murs. Dans La Rivière, Tsai Ming-Liang n’hésite d’ailleurs pas à demander à Lee Kang-Sheng de rejouer devant la caméra les étapes de la maladie qui l’a réellement frappé : séances chez l’ostéopathe, acupuncture le temps d’une scène assez éprouvante où un médecin plante des aiguilles dans les doigts du jeune homme…
Mais cette souffrance physique apparaît très rapidement comme la métaphore d’un mal-être existentiel beaucoup plus général. S’il fallait résumer les films de Tsai en une phrase, nous pourrions dire qu’ils se présentent à chaque fois comme des ballets de personnages errants, sans attaches fixes, engoncés dans leur solitude.
Dans Les Rebelles du dieu néon, Hsiao Kiang décide d’arrêter ses études sans prévenir ses parents. Incapable de communiquer avec son père, il éprouve une certaine fascination pour deux jeunes gens aux activités plus ou moins illicites et se met à les observer. Il va jusque à se laisser enfermer avec eux (sans qu’ils le sachent) dans une salle de jeux vidéo pour y contempler leur manèges (les petits voyous y volent des composants électroniques pour les revendre). Tous Tsai est déjà dans ce premier film, notamment ces jeux de regard qui demeurent les seuls moyens de tisser des liens entre les personnages. Chaque individu est prisonnier dans sa bulle et seule une forme de « voyeurisme » semble pouvoir rapprocher les êtres. Chez Tsai, on écoute les couples faire l’amour derrière une cloison (Les Rebelles du dieu néon) ou caché sous le lit (Vive l’amour). On va même jusqu’à utiliser un verre pour savoir ce qui se passe dans la chambre attenante (La Rivière). On observe aussi de loin : la réaction d’un jeune homme après qu’on a dégradé sa moto (Les Rebelles du dieu néon) et tout Vive l’amour est construit sur le principe de personnages qui cohabitent dans un grand appartement vide sans savoir que les autres y sont également. Plus tard, dans The Hole, un trou dans un plafond constituera le seul espoir de communication entre les deux solitaires du film. La rigueur de la composition des plans a toujours tendance à enfermer les personnages dans des espaces exigus et étouffants, que ces compositions soient horizontales (Hsiao Kiang caché sous le lit) ou verticales.
Paradoxalement, cette absolue rigueur qui se traduit également au niveau de la parole (il faut attendre une bonne vingtaine de minutes pour que des premiers mots soient prononcés dans Vive l’amour et les films de Tsai sont généralement taiseux) produit une sorte de burlesque minimaliste assez réjouissant. Hsiao Kang est un corps inadapté au monde dont l’apparence lymphatique peut être soudainement secouée de soubresauts convulsifs : une sorte de danse folle dans Les Rebelles du dieu néon, des pompes dans La Rivière où, par ailleurs, son corps est constamment maltraité (voir ce plan très amusant où son père lui tient la tête droite afin qu’il puisse rouler en scooter). A ce titre, Vive l’amour peut presque se voir comme un film de Blake Edwards revisité par Antonioni (l’inverse de La Party, en quelque sorte, film antonionien dynamité par le burlesque edwardsien). En effet, après avoir volé les clés d’un appartement quasiment vide (l’agent immobilier a oublié son jeu dans la serrure) ; Hsiao-Kiang l’investit et doit parfois éviter les mauvaises rencontres le temps d’un jeu de portes qui claquent minimaliste.
Au fond, les films de Tsai Ming-Liang pourraient être très drôles (ce qu’ils sont parfois si l’on accepte cet humour glacial) s’ils n’étaient aussi profondément tragiques. En effet, c’est le désespoir existentiel et la frustration qui prédominent dans ces ballets de solitudes. Il est d’ailleurs assez caractéristique que Hsiao-Kiang tente de se suicider au début de Vive l’amour (titre ô combien ironique) et qu’il prétende également vouloir mourir dans La Rivière, ne supportant plus sa maladie. Le cinéaste prend le pouls d’une société et d’un environnement urbain qui favorisent l’isolement, la solitude et une forme de solipsisme. Même s’ils parviennent parfois à se retrouver, souvent dans des lieux abstraits (appartement témoin dans Vive l’amour, sauna dans La Rivière) pour des étreintes fugitives ; les personnages sont dans l’incapacité d’aimer, de communiquer, de se comprendre…On n’oubliera pas de sitôt la déchirante scène finale de Vive l’amour où l’héroïne Mei n’a plus rien d’autre à faire, après une longue déambulation, que de s’asseoir sur un banc public et pleurer toutes les larmes de son corps pendant de longues minutes. Ce désespoir n’a rien de psychologique : il est purement existentiel et traduit parfaitement la solitude des personnages de Tsai. Solitude de Hsiao-Kiang dans Les Rebelles du dieu néon, incapable de discuter avec ses parents et que son père finit par jeter à la rue comme un malpropre lorsqu’il apprend par hasard qu’il a arrêté l’université. Solitude du même jeune homme dans Vive l’amour qui profite du sommeil de l’amant de Mei pour lui voler un baiser… La Rivière permet au cinéaste de creuser le motif de l’incommunicabilité au sein de la famille (ce sont d’ailleurs les mêmes comédiens qui jouent le père et la mère de Hsiao-Kiang dans Les Rebelles du dieu néon et La Rivière). Ces trois personnages vivent dans des univers séparés (ils se croisent à peine dans leur appartement) mais partagent la même solitude. La frustration domine chez la mère, seule devant sa télé en train de regarder distraitement un film érotique tandis que le père fréquente les bains publics en quête de caresses brûlantes avec des jeunes hommes de passage. C’est d’ailleurs un abasourdissant quiproquo qui rapprochera de manière inédite le père et le fils, renforçant après cela le sentiment de solitude et de frustration (les larmes du père).
Tsai Ming-Liang multiplie les espaces exigus et les motifs de l’enfermement. A la fin des Rebelles du dieu néon, Hsiao-Kang se rend dans une étrange salle composée de box offrant la possibilité de rencontres par téléphone (un ancêtre de Meetic !). Après avoir laissé longuement sonner une ligne, le jeune homme s’esquive sans avoir répondu. Les rapports humains sont désormais réduits à ce genre d’artifice, à l’image de ces silhouettes anonymes qui déambulent dans les bains publics de La Rivière, lieu de rapports biaisés par l’argent (le père de Hsiao-Kang engage un gigolo) et les rencontres sans lendemains.
Sans faire œuvre de sociologue, Tsai Ming-Liang parvient à ausculter avec une extrême finesse le délitement des rapports sociaux, humains et les solitudes urbaines. On notera que Les Rebelles du dieu néon est sans doute celui où le décor urbain (plus abstrait dans les deux films suivants) occupe la place la plus importante. Avec ses salles de jeux vidéo, ses bouis-bouis où les jeunes gens se rencontrent et ses déambulations nocturnes à moto, le cinéaste parvient à saisir le pouls de la ville et son aspect tentaculaire.
Les films suivants seront plus dépouillés, axés sur des personnages qui se noient au sens figuré mais au sens propre également puisqu’on sait l’importance que tient l’eau dans le cinéma de Tsai Ming-Liang : pluies diluviennes dans Les Rebelles du dieu néon, canalisation bouchée qui provoque une inondation dans le même film ; ce motif traduit de manière poétique cette angoisse existentielle, ce sentiment d’étouffement et d’écoulement sur lequel les personnages n’ont aucune prise. Vive l’amour est un film plus « sec » mais il y a quand même les larmes intarissables de Mei, cette eau du corps (il y aurait beaucoup à dire sur la question des fluides chez Tsai Ming-Liang : larme, urine, sperme et autres jus comme celui de la pastèque qu’on dévore goulument dans Vive l’amour) impossible à contenir et ce sentiment que la tristesse durera toujours…