La Transgression selon David Cronenberg (2021) de Fabien Demangeot (Playlist Society, 2021) Disponible depuis le 21 janvier 2021

Une transgression trop policée ?

C’est peu dire qu’il faut un certain aplomb pour s’attaquer aujourd’hui à l’œuvre de David Cronenberg tant elle a fait l’objet d’écrits (articles et essais). Fabien Demangeot opte pour un angle d’attaque unique : celui de la transgression. Cette approche transversale lui permet d’aborder les obsessions du grand cinéaste canadien de manière originale en traitant dans un premier temps la question des corps, puis celle du sexe avant de terminer par les transgressions psychiques. L’analyse de l’auteur est intéressante tout comme sa démarche consistant à jeter un nouvel éclairage sur une œuvre hantée par la mutation des corps, la propagation du Mal et les rapports conflictuels entre la technologie et la nature humaine. S’appuyant sur de nombreuses références, qu’elles soient artistiques (Bacon, Bellmer, Oldenburg) ou théoriques (Baudrillard), Demangeot montre que ces mutations filmées par le cinéaste lui permettent de transgresser les normes et de réinventer des corps au-delà des conventions sociales et de la morale.

La démonstration est bien argumentée, l’écriture fluide et l’essai correspond à cette très louable volonté qu’ont les éditions Playlist Society de proposer une vulgarisation intelligente des œuvres qu’elles dissèquent. Alors évidemment, les fans du cinéaste seront peut-être un brin frustrés par cette approche succincte d’une filmographie infiniment riche et on aurait sans doute aimé des développements plus poussés sur Videodrome, Dead Zone ou encore A History of Violence. On notera quand même que Fabien Demangeot ne laisse aucun film sur le côté (si ce n’est Fast Company qui n’a aucun intérêt mais qui est curieusement oublié de la filmographie du cinéaste à la fin de l’ouvrage) et qu’il parvient à extraire de chacun des exemples significatifs s’inscrivant parfaitement dans son argumentation. Qu’on ne se méprenne donc pas : La Transgression selon David Cronenberg est un ouvrage réussi et mérite le coup d’œil. Mais c’est aussi le livre qu’on a envie de discuter. Non pas pour dénigrer (loin de là !) mais pour le plaisir de ne pas être toujours d’accord.

Prenons, pour nous faire bien comprendre, cette unique phrase : « Contrairement à bon nombre de réalisateurs issus du gore, tels que Hershell Gordon Lewis ou Joe d’Amato, Cronenberg ne filme pas la longue agonie des victimes. ». A travers ce simple exemple, on voit déjà poindre les défauts possibles d’une simplification à l’extrême. Le nom de Joe d’Amato (pourquoi lui alors qu’au fond, il n’a pas réalisé énormément de films « gore » ?) semble jeté de manière aléatoire pour servir de repoussoir à l’œuvre de Cronenberg. Et c’est sans doute également là où se situe mon principal désaccord avec la thèse de l’essai : cette volonté de louer sans arrêt une « transgression » chez l’auteur de La Mouche tout en la rendant acceptable et culturellement correcte. Il est bien entendu évident que l’œuvre de Cronenberg se distingue du cinéma horrifique classique ou même de la pornographie (puisque la question fait l’objet d’une sous-partie) mais cette manière de comparer pour tenter d’anoblir m’a parfois un peu gêné. Tout se passe comme si Demangeot cherchait à lisser cette notion de « transgression » de sa part négative pour proposer une vision de la subversion très Inrockuptibles (voir l’insistance à souligner qu’il n’y a pas de scènes de viol chez Cronenberg ou d’évincer toute la dimension très critique du cinéaste envers la modernité). En fait, je me demande si mon principal désaccord (je ne dis pas que j’ai raison !) ne vient pas de l’emploi du terme « transgression » que l’auteur substitue à « mutation » (pas toujours mais souvent). Même si Demangeot se montre beaucoup plus subtil et nuancé, on a souvent le sentiment que cette transgression permet la révélation de nouveaux corps et l’avènement d’une nouvelle sexualité, marques d’un progrès désirable. Ce n’est pas faux, évidemment, mais le propos de Cronenberg me semble beaucoup plus sombre et pessimiste : l’éphémère euphorie de Seth Brundle dans La Mouche lorsqu’il mute se change vite en une vision très noire de ces mutations transhumaines (qu’on songe aussi au suicide final de Videodrome ou à la fin de Faux Semblants). Cronenberg n’est pas un moralisateur à la petite semaine mais son regard glacial et anthropologique ne me semble pas particulièrement optimiste quant aux mutations qu’apporte la technologie et cette forme de déréliction générale à laquelle elle nous condamne. En ce sens, la partie la plus passionnante de l’essai est sans doute celle où Fabien Demangeot s’attarde sur la question des dualités psychiques des personnages de Cronenberg (Dead Zone, Spider, A History of Violence) et montre bien cette difficulté de l’individu à s’affranchir des traumas qu’il a en lui, de cette violence irrépressible.  

Encore une fois, il s’agit juste d’une question de point de vue et ce n’est jamais inutile de lire ceux qui divergent un peu du notre. Et qu’un essai stimule les réflexions contradictoires prouve aussi ses qualités. Et ce n’est pas la moindre de celles que recèle l’ouvrage de Fabien Demangeot.

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