Le Dernier Train de la nuit (1975) d’Aldo Lado avec Macha Méril, Flavio Bucci, Irène Miracle

© Néo Publishing

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Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Le Dernier Train de la nuit (aussi connu sous le titre La bête tue de sang-froid) est un film aussi fin que glaçant. Le paradoxe tient au fait qu’il relève d’un sous-genre qui ne fait jamais dans la dentelle : le « rape and revenge » et qui, à ce titre, fut souvent controversé. Comment rester « fin » lorsqu’on en appelle aux pulsions les plus refoulées pour mettre en scène des crimes abominables (le viol, le meurtre) puis de jouer sur les instincts de vengeance ? Peut-être tout simplement en prenant soin de toujours intégrer le regard du spectateur dans la fiction et de l’interroger constamment. Même si c’est une banalité de base, c’est moins le fond du film qui mérite d’être discuté que sa forme. C’est d’ailleurs ce qui explique l’échec total du récent Revenge de Coralie Fargeat qui pense offrir un regard féminin sur le genre en ne s’attaquant qu’au fond (rendre les hommes encore plus méprisables et caricaturaux tandis que l’héroïne devient une sorte de cyborg immortelle) tandis que la forme reste d’une laideur constante et tombe dans tous les pièges à éviter (complaisance dans la violence, racolage y compris dans la manière de filmer le corps féminin, absence de regard…)

Mais revenons à notre Dernier Train de la nuit qui est une sorte de transposition transalpine de La Dernière Maison sur la gauche de Wes Craven, film fondateur de ce courant mêlant viol et revanche. Lisa et sa cousine partent d’Innsbruck pour l’Italie afin de passer les vacances en famille. Elles rencontrent dans le train deux marginaux qui vont leur faire passer de bien sales moments…

Après avoir découvert il y a peu Opération K de Luigi Petrini, la première chose qui m’a frappé en voyant le film d’Aldo Lado, c’est une nouvelle fois l’influence qu’a pu avoir Les Valseuses sur un certain cinéma populaire italien[1]. Là encore, on retrouve deux petits voyous adeptes de la glande et de petits larcins (ils tabassent un père Noël, volent le manteau de fourrure d’une rombière…). Leur arrivée dans le train fait évidemment penser au passage du film de Blier avec Brigitte Fossey mais là où le français lui donnait une tonalité métaphorique (le besoin des deux petits garçons mal-élevés de revenir au sein maternel) et sociale (la jeune femme n’était pas, à proprement parler, violée mais sa condition modeste la poussait à accepter une transaction financière résumant assez bien les rapports sociaux en vigueur : une forme de prostitution généralisée par la dictature du fric), les italiens offrent des personnages d’emblée négatifs et sans aucune forme de morale. Dans Le Dernier Train de la nuit, c’est une bourgeoise qu’on devine dépravée (elle laisse glisser de son sac une photo pornographique) qui prendra la place attribuée autrefois à Miou-Miou dans le trio et qui aidera les deux voyous à accomplir leur sale besogne. C’est la grande Macha Méril qui endosse avec un aplomb stupéfiant le rôle de ce personnage constamment abject et qui offre un contrepoint assez astucieux à la violence des deux hommes (c’est moins la spécificité « masculine » de la violence qui est mis en lumière qu’une violence avant tout sociale même si elle se drape dans les oripeaux de la respectabilité bourgeoise).

On l’a dit, le sous-genre présente des caractéristiques qui le rendent par essence éprouvant. Aldo Lado, auteur de grands giallos (Je suis vivant !, le formidable Qui l’a vue mourir ?), possède en plus la rugosité de ces artisans du bis italien capables de s’aventurer dans les zones les plus déviantes. A ce titre, le finale sanglant ne déroge pas à la règle d’un certain cinéma d’exploitation jouant la carte des sensations fortes.

Pourtant, le film parvient toujours à éviter la complaisance grâce à l’intelligence de la mise en scène. Une séquence résume parfaitement la réussite du film. Alors que les choses se gâtent, que la lumière s’est raréfiée, qu’un des voyous est totalement drogué et que le trio infernal devient de plus en plus pressant envers les deux victimes, obligeant l’une d’elles à enlever sa culotte et l’autre à effectuer un strip-tease, Lado organise sa scène selon deux axes. D’un côté, il y a le film que nous sommes venus voir, avec les frissons et l’angoisse qu’il doit susciter. L’ambiance lourde est parfaitement rendue et la composition de Morricone (une fois de plus avec un harmonica) est particulièrement oppressante. Pourtant le cinéaste ne joue pas sur la frontalité et ne nous place jamais du côté des criminels. Pour cela, il fait intervenir un autre passager qui observe depuis le couloir, derrière la vitre du compartiment, ce qui est en train de se passer. Avec ce personnage de voyeur, il interroge notre propre regard de spectateur partagé entre l’horreur de la situation et le désir de voir sans être vu, de ne pas intervenir. Mais l’intelligence de  Lado est de rendre le film encore plus fort grâce à un montage parallèle assez génial et en interrogeant notre regard sur la violence sociale en général. En effet, parallèlement aux scènes du train, le réalisateur nous a montré la grande réception organisée par les parents de Lisa, un grand chirurgien et son épouse. On aura alors assisté à des débats sur la violence et sur les solutions pour y remédier. Tandis que certains invoquent le manque d’autorité et la nécessité de rétablir l’ordre, un convive fait remarquer qu’eux-mêmes, ces grands bourgeois à l’abris de tout besoin, sont coupables et que la violence est avant tout dans les structures antagonistes de la société. Cela se traduit par un raccord stupéfiant entre le regard du voyeur qui observe derrière une vitre le compartiment et un plan, lui aussi vu de l’extérieur et derrière les vitres, sur la réception bourgeoise tandis que le bruit du train assure la continuité sonore entre les deux espaces. Comme si Lado parvenait à suggérer que l’horreur se déroulant dans le wagon était inextricablement liée à celle, beaucoup plus feutrée, d’un intérieur bourgeois.

Cette manière d’introduire un « regard voyeur » lui permet paradoxalement de ne jamais être complaisant dans sa manière de filmer le viol : l’acte n’est aucunement érotisé et le spectateur reste toujours du côté des victimes dont il partage le calvaire. Cette ambiguïté se retrouve à la fin du film quand le côté « revanche » refait surface et qu’un homme qui se disait « non-violent » laisse exploser toute la rage qu’il possède en lui. Si cette rage est légitime d’un point de vue individuel, Lado la remet en perspective grâce à un nouveau regard tiers, celui de l’épouse qui tente malgré tout de le tempérer. Là encore, Lado joue sur nos attentes (le désir de vengeance contre ces salopards) pour les remettre en perspective et souligner qu’elle fait du personnage un criminel à son tour. Ironiquement, le cinéaste montre à quel point cette justice, même individuelle, reste une « justice de classe » puisque (ceux qui n’ont pas vu le film peuvent s’arrêter de me lire car je vais dévoiler la fin) celle qui incarne la fourberie et la manipulation des élites (Macha Méril) parvient à s’en tirer. Tout en restant dans le cadre d’un cinéma d’exploitation, Aldo Lado parvient à dresser un panorama assez stupéfiant et très noir des paradoxes d’une société italienne frappée de plein fouet par la violence et les désillusions (on est en plein dans «les années de plomb »). Il plonge avec une force peu commune au cœur des instincts les plus bestiaux et de la violence qui se niche en chaque individu tout en nous forçant à nous interroger sur notre place de spectateur. Et il nous laisse en plan, avec un goût de cendre dans la bouche…

 

[1] Influence directe ou air du temps ? En effet, si le film de Blier est connu en Italie sous le titre I Santissimi, il ne semble pas être sorti à l’époque chez nos voisins transalpins.

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