L'ennemi dans la glace
The Offence (1972) de Sidney Lumet avec Sean Connery
Sur les réseaux sociaux ce week-end, peut-être à cause d’un article publié dans Marianne, il fut question des « films qu’on ne pourrait plus faire aujourd’hui ». Même si je n’ai pas la naïveté de croire que les temps n’ont pas changé et qu’il paraît évident que certaines choses choquent davantage aujourd’hui qu’hier, il me semble que ce débat reste fondamentalement biaisé. En effet, dans l’esprit de ceux qui le portent sur la place publique, il y a souvent cette idée sous-jacente d’une « censure » qui viendrait, en vrac, des féministes et des minorités outragées. Or si certaines polémiques sont effectivement fatigantes, le problème vient moins d’une hypothétique censure[1] que de la frilosité des financiers et du mode de production des films. Prenons l’exemple souvent cité des Valseuses de Blier. D’abord, il ne faut pas oublier que le film a suscité de nombreuses réactions épidermiques dès sa sortie, allant jusqu’à être taxé de « nazi » alors qu’une cinéaste comme Chantal Akerman se rendait devant les salles pour inciter à boycotter le film. Par ailleurs, ce film « qu’on ne pourrait plus faire aujourd’hui » est, au contraire, perçu avec beaucoup moins de sévérité de nos jours puisque l’interdiction originelle aux moins de 18 ans a laissé place à un simple avertissement (déconseillé aux moins de 10 ans) qui lui permet d’être régulièrement programmé en prime-time à la télévision. Et lorsque Le Point prétend que Calmos ne pourrait plus être diffusé à la télévision, il faut leur faire remarquer que, d’une part, ça n’a jamais été le cas (il était aussi interdit au moins de 18 ans et trop cru pour les petits écrans) ; de l’autre, que ce n’est pas en raison d’une « censure » des féministes mais parce que le film n’a jamais été un succès commercial et que l’appel du fric est souvent le seul qui compte pour les chaînes de télé.
Plutôt que de pleurnicher sur le « bon vieux temps », on peut se demander si certaines œuvres d’aujourd’hui auraient pu sortir dans les années 70 ou 80. Je pense à L’Inconnu du lac de Guiraudie[2] ou même des œuvres aussi audacieuses que celles de Lars Von Trier (Nymphomaniac, The House That Jack Built), de Bertrand Mandico (Les Garçons sauvages) ou Yann Gonzalez (Un Couteau dans le cœur).
Ce qui a néanmoins irrémédiablement changé, c’est l’accentuation du clivage entre un cinéma grand public qui, pour le coup, est devenu terriblement aseptisé et œcuménique (il ne faut surtout pas blesser une quelconque sensibilité) et un cinéma plus âpre et audacieux qui existe toujours mais qui a de plus en plus de mal à trouver un large public. Et c’est souvent lorsque l’audience s’élargit et dépasse la niche du cinéma d’auteur qu’il peut y avoir des frottements et des polémiques (voir le cas Kéchiche).
Ce constat en guise de longue introduction nous permet d’en venir à l’étonnant The Offence qui constitue, par divers aspects, l’un de ces films qu’on ne voit quasiment plus (mais pas par « censure » : juste parce que les financiers sont trop frileux pour les produire). Il s’agit en effet d’un film signé par un auteur reconnu (Lumet) qui a fait tourner les plus grandes vedettes (Henry Fonda dans Douze hommes en colère, Marlon Brando dans L’Homme à la peau de serpent…) et qui collabore cette fois avec Sean Connery au pic de sa renommée (le film fut d’ailleurs mal distribué et bloqué pour ne pas ternir l’image de l’acteur car sortait au même moment Les diamants sont éternels).
Pourtant, le découvrir aujourd’hui sidère par au moins quatre aspects. Le premier tient à son scénario. Plus que la frilosité face à certains sujets, la plaie de notre époque est avant tout le retour aux sacro-saintes règles du scénario bétonné avec tout ce que cela suppose de techniques, de stéréotypes (ces fameux « arcs narratifs » - on ne crachera jamais assez sur cette horrible expression-) et de progressions calibrées. C’est le règne des guides et manuels qui vous apprennent à « bien » raconter une histoire et – surtout- à la raconter toujours de la même manière. Or le film de Lumet va à l’encontre de toutes ces règles. Il débute comme une enquête policière assez classique, ancrée dans un univers sordide (les banlieues pluvieuses d’Angleterre) et autour d’une figure monstrueuse : un violeur et tueur d’enfants. Johnson (Sean Connery) mène l’enquête mais, très rapidement, Lumet rompt le suspense et un suspect est arrêté.
Le film vire alors à la confrontation entre la Bête (l’homme arrêté) et le flic violent qui se révèle parfois quasiment plus inquiétant que le présumé coupable. Lumet n’hésite pas à sacrifier l’efficacité narrative pour de longues séquences dialoguées d’une intensité inouïe, que l’on songe à ce moment où Johnson rentre chez lui et dialogue longuement (et violemment) avec son épouse.
Dans le même ordre d’idée, le deuxième aspect qui tranche avec le robinet d’eau tiède des images contemporaines, c’est le refus du cinéaste de tout boucler et de tout résoudre. Est-ce que l’homme arrêté est bel et bien le coupable ? Que signifient vraiment les images mentales que nous voyons ? Projections fantasmatiques ou traumatismes dus à l’expérience du terrain pour ce flic ? The Offence n’hésite pas à jouer avec les béances, l’irrésolu et la plus parfaite des ambiguïtés.
Troisième aspect, et certainement le plus passionnant du film, c’est moins la narration qui intéresse Lumet (même si la construction atypique du récit le rend étonnant) que d’ausculter la porosité des frontières entre le Bien et le Mal. S’il se concentre sur une figure du Mal absolu (que peut-on imaginer de pire que quelqu’un qui s’en prend aux enfants ?), elle n’en demeure pas moins profondément humaine. Le monstre n’est pas une altérité radicale et incompréhensible : il est notre propre miroir et celui de Johnson qui ne supporte pas que le présumé tueur lise en lui aussi facilement. Par certain aspect, même si le flic a choisi le bon côté de la frontière (celle du Bien, de la Loi et de la justice), il s’avère aussi violent, tourmenté par des démons indicibles et ambigu que son ennemi d’en face. Lumet poursuit sa réflexion sur la faillibilité de la justice humaine (Douze hommes en colère) et la réversibilité du Bien et du Mal (Serpico avec son flic épris de justice au milieu d’un univers corrompu).
Enfin, le dernier aspect est le rôle extrêmement sombre que tient Connery. Qu’une vedette d’une telle renommée ose incarner un personnage aussi brutal et ambigu n’est pas si courant, et encore moins aujourd’hui qu’hier. Le comédien est assez vertigineux et il tient sans doute là son plus beau rôle.
Finalement, pour en revenir à mes réflexions introductives, c’est moins une prétendue censure qu’une certaine évolution des pratiques qui poussent à une grande frilosité des cinéastes (du moins, ceux qui s’adressent au plus grand nombre) et surtout des financiers. Les inquiétants et abominables « Trigger Warning » ou autres « sensitivity reader » traduisent une volonté pour les individus non seulement de ne pas être heurtés ou choqués mais, plus profondément, de consommer ce qu’ils connaissent déjà. Alors que les algorithmes choisissent pour nous les contenus que nous sommes susceptibles d’aimer et que la configuration des réseaux dits sociaux encourage chacun à rester dans sa « communauté » (comprendre, ceux qui pensent la même chose que nous) en évinçant les autres ; on peut s’interroger sur la fonction de l’Art aujourd’hui : ne doit-il être qu’une simple consommation culturelle à vocation œcuménique ou alors exploration vertigineuse de la nature humaine, quitte à choquer, déranger et ne pas convenir à toutes les susceptibilités ?
A sa manière, The Offence répond à la question. Il ne s’agit pas de dire que « c’était mieux avant » puisque le film fut un four monumental à l’époque et qu’il ne sortit en France que…35 ans après sa réalisation (soit en 2007). Mais néanmoins, Lumet avait osé sortir des clous et réaliser un film peu aimable, âpre et remuant.
C’est aussi ce que l’on demande au cinéma…
[1] Qu’on le veuille ou non, la vraie censure reste toujours l’apanage de la droite extrême, celle qui par le biais d’une association comme Promouvoir est parvenue, en les faisant interdire aux moins de 18 ans, à rendre quasiment indiffusables à la télévision des films comme Nymphomaniac et Antichrist de Lars Von Trier, Love de Gaspar Noé ou Quand l’embryon part braconner de Wakamatsu.
[2] Même dans le cadre du cinéma porno d’obédience hétérosexuelle, il était très rare de voir des scènes homosexuelles non simulées. Alors dans le cadre du cinéma « d’auteur », n’en parlons pas…