Claude Sautet : du fil noir à l’œuvre au blanc (2021) de Ludovic Maubreuil (Editions Pierre Guillaume De Roux, 2021)

Les secrets de Claude Sautet

En guise d’introduction pour son (très) bel essai consacré à Claude Sautet, Ludovic Maubreuil revient le temps de quelques pages sur les étapes de sa cinéphilie et explique les chemins détournés et relativement longs qui l’ont conduit jusqu’à l’œuvre de l’auteur des Choses de la vie, jusqu’alors rejetée. En effet, les films de Claude Sautet ne sont pas forcément ceux vers lesquels on se tourne spontanément, qui plus est lorsqu’on se pique de goûter aux charmes de la modernité cinématographique. Son « classicisme détraqué » n’est pas immédiatement séduisant et fut à l’origine de nombreux malentendus, de la réduction de ses films à des chroniques sentimentales de la bourgeoisie des années 70 au soupçon d’académisme. Pour ma part, je me souviens de la notule assassine de Serge Toubiana évoquant Un cœur en hiver et qualifiant, si mes souvenirs sont bons, Sautet « d’artisan sabotier » pratiquant un cinéma sentant « le formol ». Pour le jeune cinéphile que j’étais, et qui avait pourtant apprécié un certain nombre de films de Sautet, cette critique m’avait pendant longtemps détourné du cinéaste. L’ouvrage de Ludovic Maubreuil vient donc à point nommer pour revisiter cette œuvre et tordre le cou à certains lieux communs et préjugés :

« Malgré le violent rejet qu’elle avait à l’époque suscité, l’interprétation abusive du prêtre m’avait en fait suffisamment marqué pour qu’elle finisse par réorienter ma pratique cinématographique, me faisant délaisser les esthétiques miroitantes, à la sidération instantanée, pour guetter désormais, sans relâche, dans les films les plus mésestimés comme les plus conventionnels, le motif dissimulé sous le tapis. »

Avec une rigueur remarquable et un soin méticuleux, l’auteur nous propose une exploration en deux temps. Dans une première partie, il analyse la « mécanique de précision » que constitue l’œuvre de Sautet. Cette partie est elle-même divisée en deux afin de séparer une analyse d’abord thématique (les rencontres et les ruptures, l’argent, le mensonge, la communauté, l’isolement de l’individu au sein du groupe qu’illustrent parfaitement les fameux « plans vitres » de Sautet…) d’une approche plus esthétique où Ludovic Maubreuil dissèque les techniques et procédés de mise en scène du cinéaste. Outre la question du champ/contrechamp (qui n’a rien de systématique chez Sautet), des ellipses, l’auteur s’attarde le temps d’un passionnant chapitre sur les questions de points de vue en se basant sur la typologie établie par Gérard Genette relative à la « focalisation » (interne, externe ou zéro). Si la réflexion s’avère parfois pointue et qu’il vaut mieux avoir les films de Sautet en tête pour s’y retrouver (la filmographie en fin d’ouvrage s’avère très utile pour se souvenir des patronymes des personnages), elle n’est jamais absconse. D’une part, parce que l’auteur s’appuie toujours sur des exemples précis qui étayent constamment une argumentation solide, d’autre part parce que l’élégance de son style confère à sa démonstration une fluidité à la fois sensible et extrêmement stimulante.

La seconde partie du livre, consacrée aux « dérèglements » à l’œuvre dans les films de Sautet me paraît être à la fois la plus personnelle et la plus originale. Outre une réflexion particulièrement pertinente sur la place à part occupée par Sautet au sein d’une modernité dont il s’éloigne sans pour autant être un « classique », Ludovic Maubreuil évoque avec une rare acuité la question de la « faille ontologique » qui caractérise les personnages de Sautet. Je me souviens avoir été, adolescent, extrêmement touché par le personnage de Daniel Auteuil dans Quelques jours avec moi et l’auteur revient ici sur cette manière récurrente qu’ont les personnages du cinéaste de se mettre « hors du monde », de prendre une position de retrait qui les empêche de trouver une harmonie dans le couple ou le groupe (famille, amis…). Pour Maubreuil, le cinéma de Sautet est un peu l’histoire d’une « quaternité manquée » : « son cinéma est fondé sur l’absence de relations quadrangulaires, la négation du quatuor, les mille et une manière de défier le quatre, ce facteur d’équilibre qu’il convient de mettre à mal. ». Et il est vrai qu’il se consacre souvent à des trios (exemplairement, César et Rosalie mais également Un cœur en hiver) qui ne peuvent aboutir qu’à des impasses.

Dans un ordre d’idée similaire, l’auteur s’intéresse au caractère « schizoïde » des personnages de Sautet et s’attarde sur leur manière d’être solitaires, « à l’écart du groupe entre leurs murs de verre (…), prisonniers des miroirs, détalant sous l’averse, en retrait des fêtes, quittant la table toujours trop tôt… ». S’appuyant ensuite sur quelques réflexions de l’écrivain Jean Parvulesco (qui fut un grand ami de Sautet), Ludovic Maubreuil poursuit sa réflexion sur la « faille ontologique » des personnages de Sautet et s’appuie sur l’alchimie (dans un sens jungien) pour analyser les biais par lesquels l’adepte parcourt « son cheminement à travers les profondeurs de son psychisme, tente par ce processus d’individuation de quitter « l’existence séparée » pour atteindre le Soi. ». La démonstration pourrait être totalement farfelue mais en s’appuyant sur les couleurs dominantes des films de Sautet, il nous propose une thèse aussi brillante que pénétrante, nous poussant une fois de plus à chercher les secrets enfouis de ce cinéma d’apparence « psychologique » mais qui tente à chaque fois de quitter « l’Œuvre au Noir » (la part d’ombre de chaque individu) pour atteindre une « Œuvre au Rouge » (où « l’être est enfin unifié, le Soi pleinement manifesté ») inaccessible. S’intéressant à tout le nuancier des couleurs à l’œuvre chez le cinéaste, Ludovic Maubreuil analyse l’échec des personnages par le prisme du Grand Œuvre alchimique.

Une approche originale qui donne envie de se replonger dans les films d’un cinéaste sans doute trop rapidement estampillés « nouvelle qualité française » alors qu’ils n’ont sans doute pas fini de nous révéler bien des secrets…

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