La carte et le territoire
La Petite Géographie réinventée de Leos Carax (2021) de Jérôme d’Estais (Marest Editeur, 2021) Sortie en librairie le 24 juin 2021
Au début de Boy Meets Girl, la caméra de Carax s’attarde sur une carte de Paris où Alex a inscrit quelques événements clés de sa jeune existence : sa naissance en 1960, la première fois qu’il a vu F. et le premier baiser, etc. Cette scène dit, dès le premier long-métrage, l’importance des lieux chez Carax et sa manière unique de lier indéfectiblement les affects et sentiments de ses personnages à un territoire précis (exemplairement, le Pont-Neuf qu’il a fallu reconstruire du côté de Montpellier pour Les Amants du Pont-Neuf).
Fort de ce constat, Jérôme d’Estais opte pour une approche transversale et explore l’univers de Carax en nous proposant une quarantaine d’entrées liées à une géographie intime. De l’Amérique et l’axe Est-Ouest jusqu’au zoo (l’important bestiaire qui peuple la filmographie du réalisateur, notamment le singe kubrickien que l’on retrouve à la fin d’Holy Motors) en passant par la chambre, le café, la limousine, le pont et la prison ; l’auteur passe en revue ces lieux symboliques qui constituent l’essence même de l’œuvre de Carax. Il montre de manière très fine comment le cinéaste déploie cette cartographie pour la reconfigurer de façon intime, fantasmée et poétique. Si l’on songe à des films comme Boy Meets Girl, Mauvais Sang et Les Amants du Pont-Neuf et leur manière de montrer Paris, on pourra constater qu’ils sont construits autour de lieux précis et réels mais que la vision qu’en donne Carax est poétique et parfois même onirique (le Paris nocturne et dépeuplé de Boy Meets Girl, celui reconstitué en studio de Mauvais Sang…). Il s’agit donc d’appréhender cette « géographie du chaos, en ce que celui-ci est à la fois dissonant et harmonieux, directement calquée sur le cerveau de son créateur, autant qu’une cartographie des affects, intime, des premières fois, avec ce sentiment de déjà-vu et cette envie de revivre à défaut de vivre, au cœur d’un Paris nocturne, contemporain, futur et éternel, fantasmé et reconfiguré, personnel et collectif, politique et romanesque, le long aussi d’échappée périphériques, en banlieue, à la campagne ou au bord de la mer, quand ce n’est pas sur le territoire d’autres capitales sombres et déshumanisées (Tokyo !, 2008) ».
La forme qu’adopte d’Estais s’accorde parfaitement avec le cinéma vagabond de Carax. Des analyses et interprétations assez pointues succèdent à des notations biographiques, des extraits d’entretiens, quelques anecdotes et des données factuelles pour composer un ensemble qui donne une vision fine, pertinente et stimulante de l’œuvre. Mais si Carax reste attaché à la topographie, il est également un cinéaste obsédé par les passages, ceux qui relient le passé (la mémoire du cinéma, qu’il s’agisse de Vigo, Godard ou Cocteau) et le présent, le rêve et la réalité, l’être et l’apparence. L’ouverture d’Holy Motors avec son rêveur éveillé et ses spectateurs endormis constitue une sorte d’image parfaite de ces portes ouvertes vers d’autres mondes que nous offre le cinéaste.
Pour accompagner ce goût du mystère et des chemins dérobés, Jérôme d’Estais a une idée qui se révèle extrêmement fructueuse : redécouvrir l’œuvre de Carax au regard de la poésie de Pierre Reverdy. Si de nombreuses références (de Céline à Godard en passant par Bachelard, Proust, Baudelaire) entrent en résonnance avec le cinéma de Carax, ce sont sans doute les poèmes de Reverdy qui l’éclairent de la façon la plus originale et la plus pénétrante. Chaque entrée devient un jeu de correspondances particulièrement pénétrantes entre les images des films et les mots du poète qui les font revivre :
« Qu’un vient de partir
Dans la chambre
Il reste un soupir
La vie déserte »
Comment ne pas songer au prologue d’Holy Motors en lisant ce court extrait ? Reverdy devient dès lors un fil d’Ariane qui permet à Jérôme d’Estais de nous accompagner dans une fascinante promenade dans les dédales labyrinthiques des images de Carax. Une approche qui n’a rien d’académique ou d’universitaire mais qui éclaire de fort belle manière l’une des œuvres les plus singulières de notre époque.