Benedetta (2020) de Paul Verhoeven avec Virginie Efira, Charlotte Rampling, Daphné Patakia, Louise Chevillotte, Lambert Wilson, Guilaine Londez, Clotilde Courau

© SBS production

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Je suis retombé récemment sur une note écrite il y a une quinzaine d’années (comme le temps passe !) où j’affirmais, non sans une certaine arrogance, que je n’aimais aucun film de Paul Verhoeven. Il ne s’agit pas de renier le cinéphile que j’étais alors mais mes plus anciens lecteurs sont peut-être restés sur cette idée d’autant plus que je n’ai pas parlé sur ce blog d’Elle, le film qui m’a véritablement réconcilié avec le cinéaste. En découvrant cet avant-dernier opus et en lisant des dithyrambes sur Showgirls et Starship Troopers de la part de respectables camarades, je suis dit que j’étais peut-être toujours passé à côté de ce qui, au fond, fait l’essence du cinéma de Verhoeven : son ironie.

L’ironie est une chose assez difficile à définir car elle se distingue de la comédie (elle ne vise pas forcément à faire rire) et de la satire qui suppose toujours une certaine connivence surplombante avec le public. L’ironie se double chez Verhoeven d’un certain sens du grotesque dont témoigne son goût pour le Moyen-âge (La Chair et le sang). Benedetta est d’emblée placé sous le signe de ce grotesque avec le « miracle » qui ouvre le film : une « apparition » de la vierge sous la forme d’un oiseau qui fiente sur le visage d’un bandit menaçant la petite héroïne et ses parents ; mais aussi par la présence d’un pétomane sur les tréteaux d’un petit théâtre de rue.

L’ironie chez Verhoeven se manifeste également par une manière de filmer le monde comme une grande scène de théâtre où chacun doit tenir un rôle et intriguer pour obtenir du pouvoir, à l’image de la rivalité entre les deux strip-teaseuses de Showgirls. Ce pouvoir passe également par la médiatisation et la communication, à l’image des récits mis en spectacle par des médias omniprésents dans Robocop ou Starship Troopers.

Pour Benedetta, cette jeune femme persuadée de suivre le chemin que lui indique la Vierge Marie puis son « époux » Jésus, il s’agit également de jouer avec les puissances du faux et de la mise en scène pour obtenir le pouvoir. Au début de son noviciat, Benedetta participe à un petit spectacle où elle joue le rôle de la Vierge Marie. Mais à un moment, une de ses sœurs la reprend et lui fait remarquer que son pied bouge alors qu’elle est censée être morte. Tout l’art de Verhoeven tient peut-être dans ce court moment : dévoiler le monde comme mise en scène et la dimension factice qui se niche en son sein. Benedetta est bâti sur une succession de mises en scène où se jouent des rapports de pouvoir et de force : l’apparition des stigmates (vrais ou faux ? Il s’agit en tout cas de les « médiatiser » au sein du couvent pour faire croire aux pouvoirs surnaturels de l’héroïne), la rivalité avec la mère supérieure Félicita (Charlotte Rampling, souveraine) et la sœur Christina (la toujours délicieuse et convaincante Louise Chevillotte), la relation amoureuse entre Benedetta et Bartolomea (Daphné Patakia, intense) – relation vue aussi à travers l’œil d’un tiers- le procès, le bûcher…

L’ironie de Verhoeven est souveraine dans la mesure où toutes ces « mises en scène » dévoilent systématiquement une part d’artifice (le tesson de verre) et visent à montrer les mécanismes du pouvoir : la mère supérieure qui exerce son office sans jamais avoir entendu l’appel de Dieu et qui se révèle redoutable en affaires, la volonté de Benedetta de s’imposer comme abbesse du couvent, sa rivalité savoureuse avec le nonce du pape (Lambert Wilson)…

Pour montrer cette puissance du faux, Verhoeven n’hésite pas à recourir à ce grotesque que j’évoquais plus haut, frisant parfois le ridicule avec ces « rêves » où Jésus apparaît et agit en guerrier viril, tranchant les têtes de serpents ou des hommes menaçant la jolie nonne.

On aurait tort cependant de voir dans ces passages kitsch une volonté de se moquer de la religion. Si le cinéaste filme assurément un univers charnel, dénué de transcendance, il reste fasciné par le rite et le décorum catholiques et cette fascination fait aussi la beauté du film car contrairement à quelqu’un comme Chabrol qui n’aimait rien tant qu’à dévoiler le mensonge se nichant dans l’image et les apparences, Verhoeven fait cohabiter le vrai et le faux avec une certaine ambiguïté. Difficile de dire si la ferveur de Benedetta est entièrement simulée ou si elle croit entièrement à sa vocation. Sans doute les deux puisque le film ne fait que souffler le chaud et le froid, le blasphème et le sacré (à l’image de cette statue de la vierge transformée en olisbos) dans une même mise en scène. Le génie du jeu de Virginie Efira, vraiment parfaite, tient dans cette manière de passer en un instant d’une innocence naturelle à la rouerie la plus marquée. Elle peut dans un même mouvement être une parfaite intrigante intraitable et prête à tout pour obtenir du pouvoir comme une amoureuse sincère qui mêle à la manière des grandes mystiques l’amour charnel et l’amour absolu du Christ.

L’érotisme du film n’a rien de provocant puisqu’il s’agit d’un artefact (la version charnelle de l’amour divin) pour bouger les lignes et acquérir un certain pouvoir. Verhoeven filme en dialecticien : le corps de ces femmes est d’abord brimé (l’habit qui gratte que doit porter Benedetta), violé (Bartolomea), supplicié (les mortifications de sœur Jacopa) et torturé (par la hiérarchie de l’Eglise). Mais à l’image de ce plan où le nonce domine Benedetta à la faveur d’un plan en plongée, Verhoeven montre comment ces victimes peuvent faire de leur corps une libération et un moyen de se libérer de leurs chaînes. Ceux qui ont voulu asservir ces corps seront ceux qui périront par la maladie.

Si Benedetta est l’un des plus beaux films de Verhoeven (avec Elle), c’est que l’ironie du cinéaste ne remet pas entièrement en cause la ferveur de son personnage. Je reprochais par exemple à Starship Troopers de forcer le spectateur à jouir (le massacre des extra-terrestres) de ce qu’il entendait dénoncer ou à Showgirls de filmer vulgairement afin de dénoncer la vulgarité. Même si j’ai très envie de revoir ces films pour les réhabiliter, je ne suis pas certain qu’ils maintiennent aussi bien cet équilibre entre la mise en scène du faux et, malgré tout, une certaine foi et cette ferveur qui permet à Benedetta de faire bouger les lignes et de déplacer les montagnes.

 

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