Superpositions : Collection particulière d’un cinéma porno bruxellois (2021) (Éditions Les Impressions Nouvelles/ Cinéma Nova)

Pornographie "tout public"

Entre 1972 et 2013, le cinéma ABC se consacra à la projection de films pornographiques. Comme dans toutes les salles de cinéma, des vitrines à l’entrée présentaient des photographies d’exploitation, permettant d’appâter le chaland et de renseigner sur la teneur du film. Ce sont ces photos d’exploitation qui ont été réunies dans le beau livre Superpositions, archives précieuses d’un temps qui paraît aujourd’hui si lointain. Et le plus grand intérêt de cet ouvrage assez fascinant, c’est qu’il n’offre rien ou presque au scoptophile désireux de se rincer l’œil.

En effet, comme le rappelle Laurent Tenzer : « Une particularité perverse du système belge est donc de laisser au montreur de pornographie le soin d'exercer lui-même la censure, à son appréciation et dans l'anticipation de la réaction de l'autorité. Une gageure pour celui qui doit en même temps appâter son public, se charger de le frustrer et chercher, pour jouer au plus fin, une proximité d'esprit avec l'inspecteur qui pourrait débarquer incognito à tout moment. Contraints à pratiquer l'autocensure sur des œuvres qui ne sont pas les leurs, les censeurs ripostent et prennent un malin plaisir à jouer avec le feu, par sédition ou sans doute avant tout par souci commercial. »

Hors de question, donc, de jouer avec le feu et de risquer la condamnation pour outrages aux bonnes mœurs. Mais plutôt que de jouer profil bas et d’extraire des passages soft des œuvres projetées, l’exploitant choisit délibérément des photos hard mais retouchées artisanalement par ses soins, à l’aide des traditionnelles bandes noires ou toutes sortes de gommettes, morceaux de scotch coloré, stickers et autres cache-sexes du même acabit. On repérera des choses assez amusantes comme ces maillots de bain grossièrement dessinés pour masquer une nudité ou cette constante inventivité pour masquer les parties du corps les plus aptes à choquer par le jeu de formes géométriques sommaires et presque enfantines.

Le résultat est enchanteur puisqu’il s’agit d’un véritable jeu de cache-cache entre l’obscénité la plus crue et une sorte de poésie naïve et quasi-surréaliste (pardon pour l’emploi de ce terme galvaudé à la moindre occasion). Toutes ces images sont incroyablement évocatrices mais rien n’est montré, offrant à l’exploitant l’occasion d’inventer une sorte de « pornographie tout public ».

Il est aussi intéressant de découvrir ce livre à l’heure où toute la pornographie imaginable est disponible en quelques clics et où les réseaux sociaux (surtout Facebook et Instagram) ont privatisé la censure en supprimant systématiquement le moindre dévoilement de téton. En effet, si certains internautes (je l’ai fait aussi) peuvent également avoir recours à des caches pour éviter à leurs publications d’être évincées, ce procédé ne fait qu’accentuer la visibilité d’images où le corps a, de toute manière, disparu depuis longtemps (lire à ce titre le dernier essai d’Annie Le Brun Ceci tuera cela). La beauté des photos d’exploitation de Superpositions, aussi racoleuses et vulgaires soient-elles, c’est que ce jeu de masques révèle paradoxalement une véritable image et fait travailler l’imagination. Il y a une photo assez saisissante où l’exploitant a censuré à l’aide d’un petit cache noir… un simple baiser sur la bouche. Par ce geste ironique, il interroge la notion même de censure (qui fixe les limites ? Pourquoi est-elle variable dans le temps ?) et offre à ce qu’elle est censée dissimuler une sorte d'aura électrisante (on ne se focalise plus que ce que l'on ne voit pas).

Ce jeu du chat et la souris avec l’obscénité se révèle passionnant. La collection est par ailleurs encadrée par quatre textes stimulants. Trois sont informatifs et analytiques, s’intéressant avant tout à l’ABC et à ces questions de censure. Le quatrième, signé Jean-Pierre Bouyxou, est une évocation nostalgique d’une Bruxelles comme éden d’une certaine cinéphilie avide de curiosités improbables.

Une parfaite conclusion pour un bel album qui ravira les amateurs de curiosa.  

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