Joe, c'est aussi l'Italie
Black Emanuelle en Amérique (1976) de Joe d’Amato avec Laura Gemser, Gabriele Tinti
Black Emanuelle autour du monde (1977) de Joe d’Amato avec Laura Gemser, Karin Schubert
Le cinéma populaire italien, surtout sur son versant « bis », est composé essentiellement de filons exploités jusqu’à l’épuisement et d’ersatz plus ou moins inspirés des grands succès du cinéma hollywoodien. Le triomphe sur les écrans d’Emmanuelle de Just Jaeckin (cocorico, pour une fois c’est une héroïne nationale qui a aiguillé les artisans italiens) ne pouvait qu’attirer la convoitise de nos amis transalpins. Ni une, ni deux, voici lancée sur les écrans dès 1975 Black Emanuelle (Emanuelle Nera en VO, avec un seul « m » pour éviter les procès pour contrefaçon). Réalisé par Bitto Albertini, le film marque également l’avènement d’une splendide actrice d’origine indonésienne, Laura Gemser (que nous avouons préférer largement à Sylvia Kristel, héroïne de papier glacé du navet de Jaeckin), qui incarnera pour l’éternité cette journaliste reporter prête à tout pour un bon scoop et affichant une totale indépendance et liberté à l’égard des choses du sexe.
Avec Joe d’Amato aux commandes, la saga va prendre une tournure beaucoup plus dérangeante et déviante. Et c’est cette dimension qui aujourd’hui, à défaut de convaincre, intéresse. Car d’une manière générale, ces deux films reprennent à leur compte les ingrédients d’Emmanuelle, à savoir l’érotisme et l’exotisme sur une musique primesautière signée Nico Findenco. Dans Black Emanuelle en Amérique, notre belle héroïne voyage entre New York, Venise, les Caraïbes (annonce du cycle caraïbéen du cinéaste) et l’Afrique. Dans Black Emanuelle autour du monde, la reporter part en Inde, à Rome, à Hong-Kong et Macao avant de revenir à New York. Entre cartes postales et scènes érotiques soft, les films déroulent leur morne programme sans grande inspiration. Pour tout dire, le spectateur se trouve en présence du produit typique qui fit les grandes heures des dimanches soir sur M6, la chaîne ayant probablement diffusé les versions édulcorées de ces œuvres. Mais voilà : dans leurs versions intégrales, ces films se révèlent assez hallucinants et témoignent d’une audace ou d’une complaisance (sans doute les deux à la fois) qui laissent pantois.
Comme l’écrit très justement Sébastien Gayraud, «il y a quelque chose de psychotique dans la manière dont ces films plutôt légers basculent sans prévenir dans des séquences dérangeantes et malsaines (1). Par ailleurs, à leur manière, ces œuvres hybrides parviennent à synthétiser une bonne part de ce qui constituera le cinéma d’exploitation italien des années 70/80. Dans un premier temps, Joe d’Amato reste fidèle à ce que l’on pourrait désigner comme une esthétique du « Mondo ». Le « Mondo » est le terme générique qui qualifie, à la suite du succès de Mondo Cane de Jacopetti, Prosperi et Cavara, cette série de documentaires, souvent bidonnés, s’intéressant aux coutumes les plus étranges en vigueur dans le monde à seul fin de choquer ou de titiller un spectateur en mal de sensations fortes. Que ce soit dans Black Emanuelle en Amérique ou Black Emanuelle à travers le monde, Joe d’Amato cultive cette esthétique sensationnaliste en se contentant d’une trame minimaliste qui lui sert à accumuler les scènes racoleuses et crapoteuses. Et l’on peut dire que le cinéaste va loin lors de passages qui repoussent toujours plus loin les limites de la représentation cinématographique. Dans Black Emanuelle en Amérique, c’est cette scène ahurissante où une femme masturbe un cheval, scène que d’Amato filmera de manière similaire dans son Caligula, la vraie histoire, film plus abouti à mon sens mais qui mélange également une trame de péplum érotique assez classique avec de soudaines exactions sanglantes ou pornographiques assez étonnantes. Dans Black Emanuelle autour du monde, c’est un serpent qu’on introduit dans le vagin d’une femme (même si probablement simulée, la scène va très loin) avant qu’une autre soit offerte à la concupiscence d’un chien visiblement bien excité (les dérives zoophiles de d’Amato restent encore aujourd’hui un sujet d’étonnement).
Outre ces passages totalement déviants (et absolument inimaginables dans les productions d’aujourd’hui), les films jouent la carte maîtresse du « Mondo » : le sexe et la violence. Nous avons commencé par dire que ces deux Black Emanuelle étaient des films « soft ». C’est vrai en grande partie mais, à l’époque, les frontières sont encore poreuses, les versions multiples et la pornographie hard commençaient à pointer le bout de leur nez de l’autre côté des Alpes. Dans les deux cas, les films sont parsemés de scènes parfaitement explicites. Elles sont très courtes, Laura Gemser n’y participe pas (elle se contente de prendre des photos avec un appareil miniature dissimulé dans sa montre) mais, là encore, elles surprennent dans le cadre d’un film à l’érotisme léger et bon enfant. D’Amato ne se prive d’ailleurs pas de quelques plans déviants, à l’image de ce moment où un homme utilise une banane plutôt que son sexe pour honorer une gente dame dans Black Emanuelle autour du monde !
Enfin, ces deux films frappent également par le surgissement inopiné de la violence, cocktail que d’Amato a toujours aimé pratiquer (voir le mythique – et plutôt raté- Porno Holocaust). La séquence finale d’Emanuelle autour du monde va très loin dans l’insane, avec une fille de la bonne société contrainte à se dévêtir et à danser nue devant un parterre de clochards agressifs avant d’être violée par toute la bande sous les docks. Le réalisme sordide de la scène se révèle particulièrement crapoteux. Mais ce n’est rien comparé à l’épisode d’Emanuelle en Amérique où la belle tente de démanteler un réseau finançant des « snuff movies ». Lors d’une scène où elle est droguée, elle se retrouve en Amérique du Sud sur le tournage d’un de ces films clandestins où des bourreaux massacrent des femmes en leur versant de l’huile bouillante dans le gosier (à l’aide d’une sorte de gigantesque olisbos) ou en leur découpant les seins au couteau. L’esthétique crade de ces (fausses) bandes tournées façon amateur se révèle particulièrement perturbante et insoutenable. D’une certaine manière, d’Amato anticipe ici toute la vague des films de cannibales italiens (n’oublions pas que Cannibal Holocaust se présente au départ comme un « documentaire »), genre auquel il apportera sa contribution avec le mythique Antropophagous.
A travers ces deux films, d’Amato reprend les ingrédients d’un succès et se livre, dans le même temps, à une sorte de synthèse de tous les sous-genres de ces années-là : le « Mondo » (aller le plus loin possible dans le sensationnalisme), la franche pornographie (encore relativement contenue), le « rape and revenge » (Emanuelle s’associe avec Cora dans Emanuelle autour du monde, une journaliste incarnée par la belle Karin Schubert -que les amateurs de La Folie des grandeurs ne verront plus jamais de la même manière- afin de démanteler les réseaux de « traite des blanches » et venger les filles violées par ces bandits) ou encore le gore le plus extrême.
Les palais délicats passeront évidemment leur chemin mais pour ceux qui s’intéressent aux limites de la représentation, à ce qu’un spectateur/voyeur attend d’un cinéma relevant du spectacle forain (avec les « attractions » les plus sensationnalistes) ; le cinéma de Joe d’Amato et les vertiges qu’il provoque se révèle – dans ses limites- (il n’a pas le talent d’un Fulci ou même d’un Jess Franco) être un objet curieux et non dénué d’intérêt.
(1] Gayraud, Sébastien. Joe d’Amato, le réalisateur fantôme. Editions Artus, 2015