Je m’appelle Paul, John, Monika, Scottie, Mark… et papa (2021) d’Amédée (Éditions Le Lys bleu, 2021)

La cinéphilie est un sport de combat

Il faut un certain aplomb pour se lancer en 2021 dans une nouvelle « histoire du cinéma » avec comme objectif de bousculer les hiérarchies établies et de faire de sa subjectivité la seule ligne de conduite. C’est pourtant ce que propose le mystérieux Amédée qui nous livre un copieux pavé (plus de 600 pages) retraçant l’histoire du 7ème art des frères Lumière (1895) à Il était une fois dans l’Ouest (1969), un deuxième volume devant logiquement succéder à celui-ci pour couvrir la période allant des années 70 à nos jours.

Avant toute chose, quelques remarques qui ne concernent pas le texte lui-même mais son édition. Je ne connaissais pas les éditions Le Lys Bleu mais, si l’on en croit leur site, ce n’est ni un éditeur « traditionnel » (comme à L’Harmattan, les auteurs semblent obligés d’acheter un certain nombre de leurs ouvrages pour les vendre eux-mêmes), ni du véritable compte d’auteur. Néanmoins, on peut parfois regretter que le livre n’ait pas bénéficié d’un véritable travail éditorial car, en sus des quelques coquilles bénignes (aucun livre n’y échappe vraiment : j’en sais quelque chose !), il n’aurait pas été inutile de rappeler que ce n’est pas Victor Hugo qui a écrit Vingt mille lieues sous les mers (p 40) et que Racine n’est pas non plus l’auteur du Cid (p 469). De la même manière, s’il peut être amusant de reprendre une fois à son compte la fameuse expression guignolesque « à l’insu de son plein gré », au bout de quatre fois, c’est peut-être un peu trop…

Par ailleurs, il serait dommage que ces petits défauts de forme fassent passer le lecteur à côté de cet ouvrage intéressant. Amédée opte pour un principe pas forcément excitant au départ puisqu’il se contente de balayer chronologiquement l’histoire du cinéma en chroniquant, année par année, les films qu’il a sélectionnés. Cette suite de critiques plus ou moins longues auraient pu s’avérer fastidieuse mais grâce à une plume alerte et une capacité à synthétiser de manière remarquable les principaux enjeux des œuvres, il parvient à emporter notre adhésion.  

On sait gré à l’auteur de faire preuve d’un certain éclectisme puisqu’outre les « classiques » et les grandes œuvres de la modernité (L’Avventura, Le Mépris, Persona…), il n’hésite pas à analyser des dessins animés, des séries B voire Z (le malgré tout trop cité Plan 9 from Outer Space d’Ed Wood) et même un peu de cinéma expérimental (Maya Deren, Bruce Conner, Michael Snow). Evitant aussi le trop traditionnel axe Etats-Unis/France, il se penche sur de nombreux cinéastes japonais et baguenaude du côté du Brésil, de l’Egypte, de l’Afrique Noire, de la Chine, de l’Inde, de la Russie, de la Tchécoslovaquie (mais en évitant Forman) etc.

A travers cette sélection se dessine une vision subjective de l’Histoire où chacun pourra s’y reconnaître, y compris dans son envie de contester les choix de l’auteur (pourquoi Masculin féminin plutôt que Pierrot le fou ?) et de proposer les siens. Car comme chez beaucoup de cinéphiles, sa passion remonte à l’enfance. Amédée, sans pour autant s’épancher, revient souvent sur ce rapport étroit entre l’amour du cinéma et l’enfance. Chez lui, cela se traduit par un amour immodéré pour le western. Si tous les grands y passent, qu’il s’agisse de John Ford, Howard Hawks, Raoul Walsh ou Anthony Mann, l’auteur ne néglige pas quelques auteurs moins côtés (Hathaway ou Boetticher qu’il défend avec une ardeur communicative et qu’il donne envie de (re)découvrir) ou les cousins transalpins, qu’il s’agisse du « maestro » Leone ou de ses épigones Corbucci (un texte un peu sévère sur l’immense Django, cependant) ou Damiani (El Chuncho).

Outre le western, certains auteurs semblent obtenir tous les suffrages d’Amédée : Douglas Sirk (nous le rejoignons totalement), Fritz Lang (difficile de dire le contraire), Hitchcock, Bergman, Bresson et beaucoup d’autres. C’est d’ailleurs assez amusant car l’auteur semble parfois procéder à des choix originaux (en préférant Naruse à Kurosawa, MacBeth de Welles à Citizen Kane ou Alexandre Nevski au Cuirassé Potemkine) mais en finissant toujours par louer les cinéastes dont il a oublié certaines œuvres. On tique, par exemple, de ne pas voir arriver Tati au cours des années 50 mais le bel éloge de Playtime remet les pendules à l’heure. Idem lorsque l’historien dilettante éclaire La Sirène du Mississipi plutôt que Les 400 coups.

Des avis hétérodoxes, on n’en trouvera finalement pas beaucoup si ce n’est lorsque l’auteur évoque Murnau (L’Aurore est oublié et Faust est jugé assez sévèrement), Ophuls (une critique ambiguë de Lola Montès et rien sur Le Plaisir ou Madame de…), Renoir (distingué uniquement pour Le Fleuve) ou qu’il passe totalement à côté de certains noms, qu’il s’agisse de Sternberg (sans doute le plus étonnant des « oublis ») ou Kurosawa. On peut aussi supposer (et espérer) que l’élision de Pasolini, Satyajit Ray, Varda, Rivette ou Rohmer n’est que provisoire et qu’on les verra pointer le bout de leur nez dans le deuxième volume.

On l’aura compris, tout le plaisir pris à la lecture du livre tient à ce désir constamment tenu en éveil de confronter nos propres listes, nos propres goûts avec ceux de l’essayiste. On signe volontiers lorsque Amédée évoque avec beaucoup de talent et de pertinence des films comme Freaks, L’Atalante ou Les Parapluies de Cherbourg. On s’offusque lorsqu’on ne voit pas apparaître Chantons sous la pluie ou Los Olvidados (mais Buñuel n’est pas négligé pour autant), on tique devant certaines assertions (il serait impossible d’aimer Intolérance de Griffith parce que celui-ci a signé avant Naissance d’une nation)… Mais avec légèreté (ce qui ne l’empêche pas de connaître en profondeur les œuvres) et des pointes d’humour bienvenues, Amédée nous rappelle que la cinéphilie est avant tout un sport de combat, un grand jeu d’enfants qui aiment avant tout ferrailler pour défendre leurs propres hiérarchies.

Vivement le deuxième tome !

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