La vie : mode d'emploi
Tre Piani (2021) de et avec Nanni Moretti, Margherita Buy, Elena Lietti, Alba Rohrwacher
Les admirateurs de Moretti dont je suis attendaient à la fois avec impatience et une certaine appréhension ce nouveau long-métrage qui permettait au cinéaste de s’éloigner de ses propres terres. En effet, il s’attèle ici pour la première fois à une adaptation littéraire (Trois étages de l’auteur israélien Eshkol Nevo) et semble délaisser le carburant autobiographique donnant cette tonalité si particulière à son œuvre.
La séquence d’ouverture de Tre Piani est éblouissante. Une femme enceinte qui appelle un taxi pour se rendre, seule, à la maternité. Une voiture qui déboule à toute allure et renverse une autre femme avant de traverser la baie vitrée d’un appartement situé au rez-de-chaussée. En quelques plans, Moretti nous fait lier connaissance avec les habitants de cet immeuble, caractérise ses personnages et nous fait entrer de plain-pied dans la fiction. La mise en scène, sobre et rigoureuse, est au diapason pour souligner l’absolu scandale de la mort qui surgit de manière brutale (belle sécheresse du montage), la solitude de cette future mère ou la sidération de la petite fille qui se retrouve avec une voiture dans son salon, nez à nez avec le chauffeur blessé (un jeune homme totalement ivre).
Au fur et à mesure que le film avance, le metteur en scène déploie un vrai sens du romanesque et mêle les fils narratifs pour entrecroiser les destinées de personnages solitaires et des vies brisées. A la manière de La Vie, mode d’emploi de Georges Perec, l’ambition de Moretti semble de proposer un portrait en coupe de la société italienne actuelle à travers quelques destinées individuelles : Monica, la mère devant élever son bébé seule car son mari s’absente constamment durant de longues périodes, les conflits entre le juge intraitable joué par Moretti et son fils (le chauffard responsable de la mort de la voisine) et les tentatives désespérées de son épouse (M.Buy) pour ne pas choisir entre les deux, le désespoir de Lucio, persuadé qu’un vieux voisin perdant la tête a abusé de sa fillette…
Si ce souffle romanesque, couplé à ce sens du détail qui fait toute la beauté du cinéma de Moretti (ce moment sublime où un corbeau s’invite dans la cuisine de Monica, symbole de la folie qui semble la gagner) séduit au départ ; le film ne tient malheureusement pas la distance. La faute sans doute à un matériau littéraire trop surplombant qui place d’emblée les personnages sur des sortes de rails dont ils peineront à s’extraire. Pour ma part, le bât blesse à partir du moment où Lucio est séduit par une adolescente, qu’il passe à l’acte avant que la jeune fille se retourne contre lui et l’accuse d’agression sexuelle. D’une part, il y a un jeu de miroir assez lourd entre un premier mouvement montrant un père victime d’une idée fixe et détruisant sa famille en étant persuadé qu’un innocent a abusé de sa fille. De l’autre, Moretti ne parvient pas à faire naitre la moindre ambiguïté dans ce jeu ambivalent : le spectateur sait immédiatement que le vieux Renato est innocent, de la même manière qu’il a vu le jeu de séduction de Charlotte et qu’il sait que Lucio dit la vérité. Ne reste alors qu’un épisode trop « dramatisé » qui alourdit le film sans lui apporter grand-chose (alors que l’idée d’une obsession fausse née du doute et qui brise une famille autant qu’aurait pu le faire un « vrai » drame était passionnante).
D’une manière générale, cette « sur-scénarisation » est le gros défaut du film, d’autant plus que le cinéaste peine à se défaire d’une caractérisation assez monolithique des personnages et des situations, qu’il s’agisse de ce juge inflexible n’affichant pas la moindre compassion pour son fils (la morale passant avant toute chose), de cette relation mère/fils entravée par la figure paternelle et un dévouement archaïque au mari ou encore cette histoire d’escroc en cavale (le beau-frère de Monica) qui parait un peu anecdotique. Moretti donne aussi l’impression de vouloir à tout prix tout mettre dans son film, notamment des sujets « sociaux » qui paraissent plaqués artificiellement : les abus sexuels, le consentement, les violences politiques (la manifestation d’extrême-droite), les réfugiés… Tre Piani a parfois des allures de millefeuille un peu trop riche et bourratif.
En dépit de toutes ces réserves, le film est loin d’être dans intérêt et offre par intermittence de somptueux éclats. Eclats qui tiennent notamment à la direction d’acteur et à de magnifiques performances comme celle de la frémissante Alba Rohrwacher en mère esseulée dont la raison vacille et surtout la sublime Margherita Buy qui parvient à donner une véritable intensité (et à émouvoir) à ce personnage de femme restée constamment dans l’ombre de son mari et tiraillée entre son amour sincère pour lui et celui qu’elle porte à son fils perdu. Et il y a aussi ces moments de pure mise en scène où Moretti dépasse l’architecture un peu trop pesante de son scénario pour atteindre une vraie poésie parfois proche de l’onirisme (le corbeau, les danseurs qui surgissent dans la rue…). Que l’on songe également à cette femme qui continue de parler à son mari défunt en lui laissant des messages sur son répondeur ou qui, pour entamer sa nouvelle vie, se décide simplement à acheter une robe colorée.
Ces beaux moments nous rappellent que Moretti possède un sens innée du mélodrame qui nous a bouleversé lorsqu’il signait La Chambre du fils ou Mia Madre. On regrette de ne retrouver cette qualité d’émotion que par intermittence dans Tre Piani, la faute sans doute à un récit trop verrouillé et bouclé sur lui-même.