Claude Chabrol : Contes cruels (sous la direction de Violaine Caminade de Schuytter). Revue Éclipses n°69, décembre 2021

Regards croisés sur Claude Chabrol

Alors qu’Antoine de Baecque vient de lui consacrer une monumentale biographie, Claude Chabrol a également les honneurs de l’excellente revue Éclipses. Comme toujours avec cette publication, l’angle d’attaque est universitaire et les analyses seront thématiques même si Violette Caminade de Schuytter, dans son texte introductif, dresse un panorama succinct de l’œuvre chabrolienne et ses différentes étapes. Avouons-le d’emblée : cette approche assez pointue peut parfois s’avérer un peu frustrante dans la mesure où certains grands films du cinéaste sont à peine évoqués (Les Bonnes Femmes, Betty, Une femme infidèle, Juste avant la nuit…) tandis que d’autres, pourtant mineurs, bénéficient de longues exégèses (Madame Bovary et même Folies bourgeoises).

Mais c’est la règle du jeu et jamais la publication n’affiche une volonté d’être exhaustive mais seulement le désir de proposer des pistes de lecture. On notera aussi que, cette fois, la forme des textes se révèle plus variée. En effet, les contributeurs de la revue construisent généralement leurs papiers de manière rigoureuse en développant leur argumentation à partir de photogrammes précis. Dans ce numéro consacré à Chabrol, Francis Vanoye peut se permettre d’utiliser la première personne du singulier pour évoquer son rapport fluctuant au cinéaste dans le temps. Les textes de Michaël Delavaud sur les femmes criminelles chez Chabrol ou celui d’Albert Montagne autour d’Alice ou la dernière fugue sont également plus impressionnistes, plus axés sur les thèmes des œuvres que sur l’analyse filmique.

On trouvera même un excellent texte signé Cécilia Suzzoni, agrégée en lettres classiques, qui décortique les raisons de l’échec de l’adaptation de Madame Bovary. Si l’analyse est si passionnante, c’est qu’elle ne se cantonne pas seulement à une comparaison entre l’œuvre littéraire et son adaptation mais qu’elle parvient à expliquer ce qui manque à ce film (pourtant très fidèle) d’un point de vue du langage cinématographique et qui le fait échouer à traduire le style de Flaubert.

Divisée en quatre parties, la revue débute par trois textes regroupés sous l’intitulé « renversements de perspectives ». Si le texte de Maxime Scheinfeigel sur l’ironie et la cruauté à l’œuvre chez Chabrol ne m’a pas entièrement convaincu (sans doute parce que l’autrice reprend à mon avis des lieux communs sur la Nouvelle Vague et la « qualité française » - que Chabrol aurait prétendument ralliée- qui n’ont rien de justifié[1]), celui d’Aurélien Gras sur le sentiment de jalousie et d’envie est finement argumenté.

Dans un deuxième temps, c’est la monstruosité dans l’œuvre de Chabrol qui est analysée, avec un texte passionnant sur les rôles tenus par Jean Yanne chez le cinéaste (surtout dans Que la bête meure et Le Boucher, évidemment) par Damien Detcheberry, un autre de Michael Delavaud sur les femmes criminelles qui, à mon sens, rabat un peu trop la thématique sur des enjeux de notre époque [2] et, enfin, un texte sur la figure du pharmacien chez Chabrol. Texte intéressant puisque cette profession était celle du père du cinéaste et que du héros de La Muette jusqu’à Homais dans Madame Bovary, cette figure introduit une dimension intime et autobiographique dans son œuvre.

La troisième partie de la revue se penche sur « l’emprise de la littérature ». Après les textes déjà cités sur Madame Bovary et sur Alice ou la dernière fugue, Kursigen Curpen analyse la question de l’altérité dans Les Fantômes du chapelier (d’après Simenon) tandis que Camille Cellier s’intéresse à la figure de l’écrivain dans Que la bête meure, Au cœur du mensonge et La Fille coupée en deux.

Enfin, la revue s’achève avec trois textes passionnants explorant le dépassement des limites. Régis Arnaud revient, à partir d’Une partie de plaisir, sur le rôle tenu par Paul Gégauff dans l’œuvre de Chabrol et la manière dont ce film « familial » annonce la tragédie qui allait frapper l’écrivain. Boris Henry se penche sur le diptyque Poulet au vinaigre/Inspecteur Lavardin tandis qu’Hélène Frazik propose une pénétrante analyse de la figure de la grimace chez Chabrol et ce qu’elle traduit en matière de dérèglements, de déséquilibres et de basculement vers un « fantastique latent ».

A travers ces analyses thématiques et figuratives, la revue Eclipses nous offre des points de vue transversaux souvent stimulants sur l’œuvre de Chabrol et s’avère donc un précieux complément aux monographies déjà existantes sur l’œuvre du cinéaste. 

 

[1] Un exemple : l’idée que le cinéma « d’auteur » s’oppose au cinéma « populaire » et que Chabrol n’en serait plus un parce que « ses films proposent des modèles de récits sociologiques, psychologiques ou policiers qui se déploient dans des espaces-temps codés par les normes de genres connus et appréciés du grand public. » On rappellera pourtant que c’est notamment à travers l’œuvre (populaire, policière) d’Hitchcock que les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague ont développé la notion de « cinéma d’auteur ».

[2] Ce n’est pas tant le « patriarcat » que dénonce Chabrol à travers les deux héroïnes de La Cérémonie puisque la mère de famille bourgeoise et sa fille sont logées à la même enseigne que le père qu’un système économique qui, en dépit d’un lissage produit par la société d’abondance, maintient les inégalités de classe.

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