Les enfants de l'indépendance
Twist à Bamako (2021) de Robert Guédiguian avec Alice Da Luz, Stéphane Bak
Un ballon-globe dérive sur les eaux et semble suivre la direction d’une pancarte indiquant l’Estaque noyée au fond d’un port. La première scène de Marius et Jeannette synthétise à sa manière tous les enjeux du cinéma de Guédiguian : prendre le pouls du monde en le faisant entrer dans un microcosme (un quartier, un groupe d’individus…). Dans ses meilleurs moments, il y a du Fassbinder (avec qui il partage par ailleurs une certaine inclination pour le mélodrame) chez le cinéaste dans cette façon qu’il a de montrer comment la rumeur du monde (le cauchemar néo-libéral, la fin des grandes utopies…) s’invite chez les individus et les percutent de plein fouet.
Par ailleurs, l’œuvre de Guédiguian n’est pas dénuée d’un certain didactisme qui le pousse parfois à des raccourcis, à des personnages manichéens. C’est, pour reprendre un exemple, le curé « de gauche » incarné par Jean-Pierre Darroussin dans l’assez pénible L’argent fait le bonheur qui symbolise le mieux les travers du metteur en scène. Dans ce cas, le personnage n’existe qu’en fonction du discours qu’il est censé véhiculer et le spectateur de supporter le prêche et un certain moralisme outrancier.
Si je me permets cette petite introduction très générale, c’est pour constater que Twist à Bamako se situe au beau milieu de ces deux pôles. Le film est pourtant une surprise au départ puisque Guédiguian quitte Marseille et sa famille de comédiens pour s’envoler vers le Mali au début des années 60, peu après l’indépendance du pays en 1962. Cet appel du large avait tout pour séduire et peut, là encore, renvoyer à Fassbinder qui, à travers des destins individuels (celui de Maria Braun, de Lili Marleen) parvenait à embrasser l’Histoire de son pays. Ici, à travers l’itinéraire de Samba (Stéphane Bak, très convaincant) et de ses camarades, Guédiguian cherche à montrer les espoirs fous suscités par la fin de la colonisation et la mise en place d’une économie socialiste. Mais très vite, ces jeunes idéalistes se heurtent à la bureaucratisation du Pouvoir, aux réticences des gros commerçants et à l’enracinement profond des coutumes locales, notamment en matière d’affaires familiales (mariages forcés, polygamie, viols conjugaux…).
Le récit se focalise ensuite sur l’histoire d’amour entre Samba et Lara (magnifique Alice Da Luz). Fuyant son village où elle a été mariée de force, Lara trouve du travail à Bamako et les deux jeunes gens tombent amoureux. Mais Samba réalise qu’au niveau des mœurs, les choses sont restées très sclérosées et que Lara n’obtiendra pas le divorce facilement (seul le chef du village peut le prononcer). La plus grande des qualités de Twist à Bamako, c’est ce jeu avec les contrastes entre une tradition ancestrale qui perdure malgré les révolutions et l’énergie d’une jeunesse qui reste fascinée par l’Occident. La boites de nuit où les jeunes se réunissent pour danser le twist (avec tous les standards de l’époques, des Ronettes à Otis Redding en passant par Johnny Halliday) constitue une sorte de havre de paix où peuvent s’exprimer la vie et les sentiments. On songe un peu à cette frêle embarcation que représentait Le Perroquet bleu, le cabaret d’A la vie, à la mort ! avec ses naufragés qui s’y serraient les coudes.
Les meilleures scènes du film sont celles qui gravitent autour de ce lieu et qui rappellent les moments festifs de la jeunesse tchécoslovaque un peu avant le Printemps de Prague dans les premiers films de Forman (Les Amours d’une blonde, le bal d’Au feu les pompiers).
Parfois, le film se montre plus (un peu trop) didactique, notamment lorsqu’il veut embrasser tous les sujets liés à son contexte : l’opposition entre « vrai » socialisme de terrain et la « dictature du secrétariat » de type stalinien, les méfaits de la colonisation, la persistance des traditions archaïques et barbares s’exerçant surtout au détriment des femmes, l’intégrisme religieux qui succèdera au communisme soviétique… La coupe menace de déborder parfois, surtout lorsque les situations ne semblent arriver que pour illustrer une idée. Citons, par exemple, cet instant très, très édifiant où Samba et ses camarades s’emparent de bêches et se mettent au travail en chantant pour montrer que chacun peut participer à l’édification d’une société nouvelle et plus juste. D’abord réticents, les villageois finissent par les rejoindre et la scène évoque un peu les grandes heures du réalisme socialiste tiers-mondiste (style La Terre de Chahine) et Samba devient alors un prêcheur de la famille du curé de L’argent fait le bonheur.
Entre l’angélisme du couple principal (un peu comme celui d’A la place du cœur) et certains personnages assez monolithiques (même si le mari de Lara s’avère, au fond, plus complexe qu’en apparence et que de nombreuses fois il cherche à renoncer à son épouse lorsqu’il comprend qu’elle ne l’aimera jamais), le film n’est pas dénué de ficelles un peu épaisses.
Pourtant, il finit par vaincre les réticences pour deux raisons.
Tout d’abord, une photographie (signée Pierre Milon) que je trouve magnifique. Un seul exemple : cette scène très belle où Lara entre dans le fleuve et se lave sous le regard de Samba. La lumière et le cadre traduisent à merveille le côté éphémère et quasi-magique de ce moment sensuel et pudique.
Ensuite, si le cinéma de Guédiguian séduit malgré tout, c’est pour la part d’enfance qu’il recèle constamment. Dans Ki Lo Sa ?, les adultes se retrouvent et se demandent ce que sont devenues leurs enfances tandis que la scène finale les montre endormis alors que tous les enfants du voisinage investissent les lieux. Pour les enfants, il s’agit d’habiter un monde qui leur laisse trop peu de place et les personnages adultes du cinéaste se démènent généralement pour les accueillir et leur permettre d’arriver dans un environnement vivable. C’est le sacrifice final de Jacques Gamblin dans A la vie, à la mort ! pour un enfant dont il n’est même pas le père, ce sont les enfants de Jeannette que Marius est prêt à accepter comme les siens en dépit de la tragédie qui l’a touché, c’est l’enfant que Clim va mettre au monde dans A la place du cœur même si son père est en prison et qui a le soutien de toute la famille… Dans Twist à Bamako, il est aussi question d’une naissance à venir (je n’en dis pas trop pour ceux qui n’auraient pas encore vu le film), une situation assez similaire à celle d’A la vie, à la mort ! qui permet à Guédiguian de déployer des trésors de chaleur humaine. Comme toujours chez lui, l’espoir et les rêves sont du côté de la jeunesse. Et même si les vieux ont tout perdu (leurs illusions, leurs utopies…), ils leur restent ce sens de la solidarité, de l’entre-aide, de la transmission, de la « famille » (au sens large : celle du cœur et non celle du sang) qui, malgré tout, laisse une petite place à l’espoir d’un monde enfin meilleur.