Mes universités (2021) de Jacques Aumont (Marest éditeur, 2022) Sortie en librairie le 20 janvier 2022

Une pensée en mouvement

Ce n’est sans doute pas un hasard si l’on retrouve Jerry Lewis dans Docteur Jerry et Mister Love sur la couverture des mémoires du grand théoricien Jacques Aumont. Dans ce film, l’honorable et maladroit professeur trouvait une potion capable de le changer en crooner particulièrement arrogant. Mais la dualité qui ressort de l’image tient surtout au contraste entre l’austère défroque du professeur (il enseigne bien évidemment les sciences) et la grimace qui se dessine sur son visage. C’est sans doute cette dualité qui a séduit Jacques Aumont. D’une part, revenir sur une trajectoire professionnelle exemplaire, des bancs de la prestigieuse école Polytechnique à la chaire de professeur d’université en passant par l’ORTF (où l’auteur fut ingénieur) et le passage aux Cahiers du cinéma alors en plein virage maoïste.  De l’autre, une volonté chez Aumont de ne pas s’appesantir sur sa vie personnelle et de taire ce qui relève de l’intimité, même si parfois, au détour des pages, surgissent de grandes douleurs (le deuil d’un enfant) ou l’évocation de périodes plus heureuses et apaisées (les voyages qu’effectue régulièrement l’essayiste). Et même si l’on n’est pas dans le registre de la grimace lewisienne, Mes universités surprendra ceux qui ne voient en Aumont qu’un intimidant théoricien dans la mesure où son récit ne se départit jamais d’un humour pince-sans-rire et goguenard tout à fait plaisant.  

Après une évocation assez rapide de ses années d’études (avec quelques salutaires lignes pour rappeler l’abomination de ce que furent – et sont parfois encore- les bizutages), l’auteur raconte comment il est tombé presque par hasard dans la cinéphilie, n’ayant pas cultivé comme certains l’amour du septième art depuis l’enfance. De fil en aiguille, de ciné-clubs aux fauteuils de la Cinémathèque de Chaillot, il se familiarise avec les œuvres et entre aux Cahiers du cinéma. De cette période, il écrit :

"Il fallait bien qu'arrive ce moment difficile de mon récit. Difficile, parce que je ne suis pas fier du rôle que j'y ai joué (si l'on peut dire : j'ai plutôt le sentiment d'avoir été joué). Difficile, parce que les événements survenus au sein des Cahiers du cinéma entre 1970 et 1974 sont si extravagants que, un demi-siècle plus tard, ils sont incompréhensibles ou incroyables. Difficile, parce qu'il est impossible de démêler, dans tout cela, la part de l'époque (la mode gauchiste, les surenchères verbales entre groupes parisiens, l'ahurissante fascination pour la Chine), celle de l'hubris, ou au contraire du calcul, chez certaines personnes, et bien sûr, la part du hasard. Ou du chaos, si l'on préfère : après tout, la théorie du chaos est une branche des mathématiques."

L’évocation est passionnante dans la mesure où Aumont ne cherche jamais à régler des comptes mais à porter un regard à la fois subjectif (la manière dont il a vécu cette période) et objectif (les exclusions, l’aveuglement idéologique…). Par le biais de cette expérience aux Cahiers, notre homme va mettre pour la première fois un pied à l’université d’où il ne sortira plus, débutant à Censier alors que l’enseignement du cinéma en est à ses balbutiements puis poursuivant à Lyon II avant de revenir à Paris (la Sorbonne). Là encore, et non sans un certain humour, il décrit avec malice les rouages parfois compliqués du système universitaire, avec son système de cooptation et ses rivalités plus ou moins larvées (est-ce que son « meilleur ennemi » Jean-Louis Leutrat serait un peu l’équivalent de Dean Martin pour Jerry Lewis ?).

Mais au-delà de ces querelles intestines et de ce tableau des institutions, Mes universités séduit par les réflexions d’Aumont autour de l’enseignement et de la pédagogie. Il souligne notamment les difficultés du système français à sortir de la transmission verticale et fait l’éloge de la belle utopie du « maître ignorant » de Rancière. De formation scientifique, l’auteur revient sur sa conception de l’enseignement et après avoir souligné les impasses d’une approche structuraliste ou sémiologique de l’analyse d’image, il s’oppose aussi bien à la notion trop galvaudée de « politique des auteurs » qu’aux dérives de la critique idéologique :

« Les idées sur le regard (gaze) du féminisme anglo-saxon des années 1970 n’étaient pas dénuées d’intérêt, mais leur reprise telles quelles cinquante ans plus tard n’a fait que les nourrir de nouveaux objets et de nouveaux cas, sans les discuter ni les approfondir le moins du monde. Quant aux approches idéologiques et sociologiques dominantes aujourd’hui, du queer au décolonial, elles ont leur raison d’être, qui est politique, certainement pas théorique. »

Ce qui importe avant tout à Aumont dans l’analyse théorique, c’est une véritable approche esthétique. En ce sens, son enseignement a toujours visé à mettre à distance les objets filmiques pour éloigner ses étudiants de l’émotion brute et de l’avis tranché. Contrairement à David Vasse qui dans Critique et université : les lois de l’hospitalités militait pour une possible réconciliation entre la cinéphilie subjective et l’approche plus « scientifique » des universitaires, Aumont prône la mise en sourdine des goûts individuels de l’enseignant et une certaine mise à distance : « j’avais conscience d’être là pour défaire le lien fétichiste entre le cinéphile et l’objet de sa cinéphilie. Presque pour l’empêcher d’aimer. En tout cas, d’aimer sans penser. Voilà : le but, idéalement, c’était de faire que les auditeurs -assistants, collaborateurs- de mon discours aiment les films mais après. Après les avoir vus, bien sûr (pas comme Truffaut aimant sans le voir Mr Arkadin) mais surtout, après les avoir réfléchis, aux deux sens du mot. Qu’ils ne se satisfassent pas du trop facile coup de foudre, surtout s’il est programmé par les médias. »

Cette approche très « scientifique » n’empêche pourtant pas un véritable amour pour les films, comme le montre Aumont dans les très belles pages qu’il consacre aux films qui l’ont accompagné et qui vivent en lui.

Parallèlement à ces réflexions sur la transmission, l’enseignement, la pédagogie, l’auteur s’attarde sur ses travaux d’écriture, portant sur eux un regard assez critique sur ses ouvrages mais qui traduit parfaitement l’évolution de sa pensée. Une pensée toujours en mouvement, vive et particulièrement rigoureuse. A l’image de ces mémoires riches et captivants. 

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