Une affaire de famille
Malizia (1973) de Salvatore Samperi avec Laura Antonelli, Alessandro Momo, Turi Ferro, Tina Aumont (Éditions Sidonis Calysta) Sortie en DVD/BR le 1er février 2022
Triomphe au box-office italien et qui reste d’ailleurs toujours l’un des plus grands succès du cinéma transalpin, Malizia fait néanmoins figure d’arbre qui cache la forêt d’une œuvre passionnante mais malheureusement trop peu vue : celle du cinéaste Salvatore Samperi. Il est d’ailleurs assez symptomatique que l’honorable Jean A. Gili, spécialiste du cinéma italien, n’évoque quasiment pas le réalisateur dans la présentation qu’il fait du film mais se concentre essentiellement sur le rôle de Laura Antonelli (mémorable, il faut en convenir).
Pourtant, lorsqu’il tourne Malizia, Samperi n’en est pas à son premier coup d’essai. Il s’agit de son cinquième long-métrage et il a débuté dans le sillage de Marco Bellocchio en 1968 avec le très réussi Grazie zia. Comme dans Les Poings dans les poches, Samperi offre à Lou Castel un rôle de jeune homme en révolte contre une structure familiale oppressante. Si les points communs entre cette œuvre et celle de Bellocchio sont nombreux, Grazie zia impose néanmoins Samperi comme un grand portraitiste de son époque et un caricaturiste acerbe des mœurs bourgeoises. Dès ce coup d’essai, il développe les thèmes qui hanteront par la suite son cinéma : la satire de la famille italienne et d’un certain ordre patriarcal, les rapports de soumission et de domination, les relations incestueuses (dans Grazie zia, c’est sur sa tante incarnée par la sublime Lisa Gastoni que le jeune homme jette son dévolu).
Cuore di mamma (1969) prolonge ces thématiques le temps d’une fable totalement folle où une mère de famille (Carla Gravina), opprimée par les carcans familiaux et sociaux, tente par son mutisme de faire exploser toutes les chaînes qui la maintiennent prisonnière. La famille est, là encore, un nœud de vipères et l’aîné des enfants – petit génie précoce adepte de physique et de philosophie politique- va peu à peu supprimer ses frères et sœurs. Si Samperi raille une certaine hypocrisie bourgeoise, il égratigne également les groupuscules contestataires (de jeunes militants qui semblent débarquer de La Chinoise de Godard) et la logorrhée révolutionnaire de ces années-là.
Malizia s’inscrit dans le mouvement de ces deux films (le microcosme familial et l’énergie libidinale qui nait en son sein, l’hypocrisie des conventions bourgeoises…) mais le fixe dans une forme beaucoup plus classique : le récit se situe dans la province de Catane en Sicile dans les années 50 et endosse les attributs du film d’époque, c’est le grand Vittorio Storaro (chef opérateur attitré de Bertolucci autrefois et de Woody Allen aujourd’hui) qui signe la photo mordorée du film… Mais ce classicisme n’obère pourtant pas la charge corrosive d’une œuvre qui débute par un enterrement et se termine par un mariage. Au cours de ces deux grands rites fédérateurs, Samperi dévoile déjà l’hypocrisie qui se dissimule derrière le vernis des apparences. L’homme qui vient de perdre son épouse (Turi Ferro) sèche vite ses larmes pour aller s’occuper, impitoyable, de son commerce de tissus. Un peu auparavant, le benjamin de la famille demande à son grand frère de lui expliquer pourquoi son père a dit d’une riche veuve présente à l’enterrement qu’elle a « le plus beau cul de Catane ». Un raccord malicieux nous montre alors ledit père éplorée en train d’affirmer à cette veuve qu’elle a « le plus beau cœur de Catane ».
Samperi s’inscrit donc, en apparence, dans la tradition de la comédie satirique à l’italienne (celle des Risi, Scola et Monicelli). Mais au sein de cette peinture de mœurs inspirée, il développe des thèmes plus personnels. C’est lorsque débarque dans la vie de la famille la jeune Angela (Laura Antonelli), parfaite bonne à tout faire, que les choses se détraquent. Dans un univers strictement masculin (voir la manière dont, le temps d’un habile montage parallèle, le père et son ainé se pomponnent de la même manière devant leur miroir afin d’aller séduire leur proie féminine), Angela est l’objet de toutes les convoitises : mère de substitution pour le petit dernier, maîtresse potentielle pour l’ainé Antonio et nouvelle épouse pour le patriarche. Mais c’est avec Nino (A.Momo), l’adolescent taciturne, qu’elle noue une relation ambiguë. Et c’est à travers ce motif que Samperi retrouve d’ailleurs ses obsessions. Si les amours ancillaires en font partie (voir La Bonne), la jeunesse de Nino et la place qu’occupe Angela au sein du foyer (une mère de substitution qui deviendra même belle-mère) évoque surtout un lien incestueux, de même nature que celui noué par le jeune homme et sa tante dans Grazie zia.
Peu à peu, après avoir éloigné tous ceux qui approchent Angela, Nino entraine la jeune femme dans un troublant jeu de domination/soumission. Les rapports de classe sont déplacés dans le cadre d’un jeu érotique où l’adolescent oblige Angela à ôter son soutien-gorge ou sa culotte. Déjà dans Grazie zia, Alvise inventait des rituels ludiques ambigus et cruels (vaisselles cassées, colin-maillard finissant dans un puits). Dans la plupart des films de Samperi, il y a ces personnages de petits mâles sadiques et fascistes (l’ainé des enfants de Cuore di mamma organise un procès et condamne son petit frère qui a trois ans en l’accusant d’être…communiste) mais le personnage aliéné (une femme) qui finit par prendre le dessus, qu’il s’agisse de la tante dans Grazie zia, de la mère à la fin de Cuore di mamma ou d’Angela ici, passant d’objet fantasmatique à sujet désirant le temps d’une belle scène d’amour filmée pendant un orage et à laquelle le cinéaste donne une dimension onirique.
L’intérêt du cinéma de Samperi, c’est aussi son caractère hybride, mêlant critique sociale (la rumeur du monde que diffuse la télévision dans Cuore di mamma) et satire des mœurs, l’inscrivant ainsi dans la grande tradition italienne de la comédie mais annonçant, par ailleurs (à l’instar d’un autre cinéaste italien mésestimé de sa génération : Pasquale Festa Campanile), les grandes heures de la comédie érotique. Dans Grazie zia et Malizia, les personnages sont mus par leurs pulsions sexuelles et deux scènes se répondent en miroir : celle où Alvice reluque les jambes de sa tante derrière son « fumetto » et celle où le père de famille, caché par son journal, jette des coups d’œil affolés sous la robe d’Angela en train de nettoyer les vitres. Ce côté égrillard, on le retrouve aussi dans des gags un peu plus lourds (mais assez drôles), comme celui où Nino trempe son sexe (hors champ) dans le verre d’eau qu’il est chargé d’apporter à sa professeur de lycée. Pour le coup, on est presque du côté des comédies navrantes qui allaient déferler à partir de la deuxième moitié de la décennie (celles avec Edwige Fenech, par exemple).
Cet équilibre entre comédie de mœurs, érotisme léger et satire sociale fait tout le sel de Malizia. Bien entendu, le charme du film tient aussi à la performance de Laura Antonelli, absolument sublime dans ce rôle à la fois ingrat mais auquel elle apporte un naturel qui transcende constamment le côté graveleux des situations. Grâce à ce film, elle s’impose comme le plus inoubliable des sex-symbols. Le succès de l’œuvre sera tel que Samperi réunit l’année d’après le même casting (Laura Antonelli et Alessandro Momo) pour une nouvelle comédie « incestueuse » (cette fois, l’adolescent jette son dévolu sur sa belle-sœur) : Péché véniel. Le résultat est intéressant mais un peu moins réussi. Le jeune acteur, après avoir tourné pour Dino Risi (Parfum de femme) se tuera dans un accident de moto.
Il allait avoir 18 ans…