Une parisienne au caractère bien trempé
Suzy Delair, mémoires (2022) de Jacqueline Willemetz (L’Harmattan, 2022)
Suzy Delair nous a quittés en mars 2020 alors qu’elle allait fêter ses 103 ans. Une telle longévité prédisposait à la rédaction de mémoires, surtout lorsqu’on a connu une carrière comme la sienne, partagée entre le métier de chanteuse (le music-hall, les tours de chant, l’opérette) et de comédienne, sur les planches et au cinéma. Celle qui fut l’égérie de Clouzot et qui partagea sa vie pendant près de douze ans a confié à Jacqueline Willemetz ses souvenirs et revient sur les événements importants de son existence, de son enfance marquée par la rigueur paternelle (« Tu dois travailler ! L’oisiveté est la mère de tous les vices. ») jusqu’à ses derniers jours, caractérisés par une certaine reconnaissance institutionnelle et de nouvelles amitiés (dont celle de Benoît Duteurtre qui signe la préface du livre).
En guise d’introduction, Jacqueline Willemetz souligne que Suzy Delair regrettait, à la lecture de ses mémoires, de « ne pas y avoir imprimé le style d’Alphonse Boudard, cet écrivain vibrant de vie et de cœur dans lequel elle se retrouvait le plus. » Côté lecteur, on regrette surtout de n’avoir pas une distinction plus nette entre ce qui relève de la parole de l’actrice et les ajouts de celle qui a recueilli ses confidences. Malgré ça, l’intérêt du livre est qu’il donne à entendre la voix de la comédienne. On y devine immédiatement une gouaille toute parisienne, une verve parfois irrésistible et un « caractère bien trempé » pour citer Noël Herpe qui a préfacé la correspondance Clouzot/Delair dont nous reparlerons très prochainement.
Un seul exemple, parmi les plus drôle, lorsque Suzy Delair évoque certains souvenirs des planches :
"En septembre 1941, je suis engagée pour quatre jours aux Folies-Belleville. Face à un public qui ne m’est pas habituel, je me présente avec une robe ravissante en velours de soie noire, prolongée par une jolie traîne que je fais admirer à mes spectateurs :
- Vous avez vu ma queue ?
Et, du haut de la salle, un titi parisien de me répondre avec un sifflement d’autosatisfaction :
- Si tu voyais la mienne !
Le public, fou de joie à cette répartie, applaudit à tout rompre et à m’en rendre malade.
Je les laisse bien rire. Clouzot, en coulisse à côté du directeur, lui dit avec consternation :
- Elle est foutue ! Là, elle est foutue si elle ne sait pas quoi leur dire !
Et moi, alors :
- Eh bien ! Mon vieux ! Si elle traîne par terre comme ma robe, ce n’est pas flatteur pour toi !
Mon Dieu, quel délire, le public était hilare ! "
La partie la plus intéressante de ces mémoires, ce sont évidemment les débuts de l’actrice et ses rencontres, de Paul Morand (qu’elle croise dans des diners) à Georges Cravenne qui deviendra son compagnon en passant par Sartre (Clouzot et lui ayant planché sur un scénario), Louis Armstrong (qui fera du titre qu’elle chantait – C’est si bon- un tube international), Boris Vian ou Henri Jeanson (qui lui donnera le rôle principal dans son Lady Paname). A travers la voix de Suzy Delair, on revit l’effervescence des « années folles » et des heures fastes du music-hall. Une bonne partie du récit est évidemment consacré à la liaison orageuse qu’elle a connue avec Henri-Georges Clouzot, à la fois son amant, son mentor, son Pygmalion et un amoureux transi qu’elle finira par quitter abruptement, tout en finissant par le regretter (elle confie lire régulièrement les lettres qu’il lui a écrites).
Même si on aurait aimé qu’elle s’attarde parfois un peu plus sur les tournages de ses films, le lecteur cinéphile appréciera les évocations que l’actrice fait des grands noms avec qui elle a tournés, qu’il s’agisse des metteurs en scène -Clouzot en premier lieu, Grémillon (qui se montra particulièrement dur avec elle), L’Herbier, Autant-Lara (avec qui elle n’eut aucune affinité), Carné, Visconti ou encore Gérard Oury pour qui elle ne tarit pas d’éloges (elle regrette seulement de ne pas avoir encore tourné sous sa direction après Les Aventures de Rabbi Jacob alors que le cinéaste lui avait promis)- ou des comédiens : Jouvet, Fresnay, Bourvil, Fernandel, Louis de Funès et même Laurel et Hardy.
Le côté anecdotique du livre est plutôt plaisant mais sa légèreté tend parfois à devenir un défaut. Sans vouloir jouer les procureurs (qu’aurions-nous fait à cette époque si nous l’avions connue ?), on peut estimer que Suzy Delair se montre extrêmement désinvolte (c’est un euphémisme) lorsqu’elle évoque son attitude pendant l’Occupation et ce fameux voyage à Berlin qui lui valut des ennuis à la Libération (trois mois d’interdiction de jouer). Contrairement à d’autres (Darrieux, par exemple) qui firent profil bas et exprimèrent des regrets, elle évoque des « contraintes professionnelles » et aucun remords ne semble la perturber. C’est là qu’un appareil critique un peu plus complet (Jacqueline Willemetz se contente de mettre en avant son jeune âge – 24 ans tout de même- qui l’aurait empêchée de se rendre compte des enjeux de ce voyage) aurait servi le livre.
Encore une fois, il ne s’agit pas de juger et de se montrer excessivement sévère alors qu’on fait parfois preuve d’une indulgence beaucoup plus grande pour des écrivains dont les écrits et les actes portèrent davantage à conséquence (dans Matulu, par exemple, Jean Dutourd pouvait écrire au début des années 70 qu’on ne pouvait pas éternellement reprocher à Rebatet d’avoir « fait l’andouille » pendant l’Occupation. Ce genre de propos me paraît bien plus « légers » que ceux de Delair). Mais il est vrai que la désinvolture de l’actrice frise parfois l’indécence lorsqu’elle évoque, en pleine Occupation, son besoin de couvrir son lit de fleurs ou qu’elle parle de ses petits gueuletons permis grâce au marché noir.
Oserons-nous le dire ? Même si l’actrice se présente sous son meilleur profil (ce qui est d’ailleurs totalement légitime), on sent en filigrane qu’elle n’était pas forcément très sympathique, notamment sur la fin de sa vie. Il suffit de lire ses quelques remarques sur les manifestants de mai 68 ou sur Jacques Gaillot pour qui elle professe une haine totalement irrationnelle (disons qu’on peut trouver des milliers de personnalités plus nocives et mauvaises que cet insignifiant personnage !) pour voir se dessiner un visage moins avenant.
Mais après tout, qu’importe si Suzy Delair ne fut pas une sainte : elle fut pétrie de talent et restera comme une figure importante du cinéma et de la chanson françaises. Et l’un des grands mérites de ce livre, c’est de nous faire entendre à nouveau la voix de l’inoubliable interprète d’Avec mon tralala et Danse avec moi, symbole même de la Parisienne gouailleuse et dont le côté « forte tête » séduit malgré tout.