Longue vie à la "nouvelle chair"
Videodrome (1983) de David Cronenberg avec James Woody, Debbie Harry (Éditions Elephant Films) Sortie en BR/DVD le 12 avril 2022
Les éditions Elephant films nous gâtent puisque la sortie en Blu-ray et DVD de Videodrome, le grand classique de David Cronenberg, est accompagnée de nombreuses mignardises qui réjouiront les admirateurs du cinéaste canadien. Outre de passionnantes présentations de l’œuvre (les critiques et historiens du cinéma Serge Grünberg et Stéphane du Mesnildot, le chef-opérateur Karim Hussain, qui s’exprime dans un français parfait…), des scènes coupées du film (assez anecdotiques, pour le coup), le spectateur pourra (re)voir les deux premiers courts-métrages de Cronenberg (Transfer, From the Drain) et, surtout, ses deux premiers long-métrages : Stereo et Crimes of the Future.
Il y a quelque chose de passionnant à voir dans ces deux premiers films les prémices d’une œuvre alors en gestation : les mutations organiques, le rapport de l’individu à la technologie, la télépathie dans Stereo qui annonce Scanners ou le déchainement débridé de la sexualité (on parle d’ « omnisexualité » dans Stereo) que Cronenberg développera par la suite dans Frissons et Rage. Ces deux essais sont construits sur le même principe : pas de dialogues ni de sons diégétiques mais une voix-off omniprésente accompagnée d’ambiances sonores diverses (bruitages stridents, musique dissonante) qui apporte davantage une réflexion scientifique (assez farfelue) et philosophique qu’un véritable commentaire de l’action. Soyons honnête : les films sont assez abscons et le spectateur est plutôt content qu’ils ne durent qu’une heure. Mais ce sentiment est contrebalancé par un véritable talent de mise en scène qui s’exprime déjà en dépit de moyens réduits (Stereo a été tourné sur le campus où le cinéaste a été étudiant, en noir et blanc) et par l’ironie que l’on percevoir entre les horreurs décrites (maladies vénériennes, pédophilie dans Crimes of the Futures, épidémies, mutations…) et la froideur « scientifique » de l’approche. Pour plus de détails sur ces deux films, je vous renvoie à la petite note maladroite que je leur ai consacrée il y a douze ans.
Videodrome est le huitième long-métrage de Cronenberg et sans doute l’œuvre qui va l’imposer comme l’un des auteurs majeurs de son époque. Avec ce film, il parvient à trouver un équilibre subtil entre une dimension théorique (il invente ici le concept de « nouvelle chair » qui sera désormais accolé à tous les titres de son œuvre) et une incarnation impressionnante, à l’image de ces scènes où Max Renn (James Woods) se transforme en véritable magnétoscope humain et enfonce les cassettes vidéo dans son ventre possédant alors des allures de vagin.
Max Renn dirige une chaîne du câble qui tente de racoler le public en jouant la carte du sexe et de la violence. Les programmes qu’il achète à des clients japonais lui paraissent néanmoins trop « soft », trop « artistiques » pour le temps de cerveau disponible de ses spectateurs. Lorsque l’un de ses assistants, Harlan, lui annonce qu’il est parvenu à pirater une émission tournée en Malaisie, il pense avoir trouvé le filon. En effet, Videodrome met en scène des scènes de tortures et de mises à mort dans un décor unique, sans la moindre trace de récit (d’une certaine manière, Cronenberg annonçait avec quelques années d’avance la saga Guinea Pig). Mais ce qu’il prend pour des fictions pourraient être de véritables « snuff » films. Pour Max, c’est le début d’une obsession et d’un délire où vont se mêler hallucinations effrayantes, paranoïa critique et dépendance mortifère.
Ce qui frappe en revoyant ce film presque quarante ans après sa sortie (les gens de ma génération l’ont plutôt découvert en VHS à la fin des années 80), c’est son côté incroyablement visionnaire. Certes, les vieux écrans de télévision et les cassettes utilisées (comme le souligne malicieusement Stéphane du Mesnildot, ce ne sont même pas des VHS mais le modèle précédent : des Betamax) peuvent apparaître comme des objets datés et désuets mais si on transpose le récit dans l’univers d’Internet et des jeux vidéo, on constatera que les enjeux sont exactement les mêmes : addictions aux images avec ces « secours cathodiques » où les individus viennent assouvir leurs besoins en stimuli visuels, réduction du monde à un « village planétaire » (les intervenants rappellent l’influence de Macluhan sur le film), les mutations anthropologiques qu’induisent les nouvelles technologies… Bien avant les casques de réalité virtuelle, le cinéaste invente un appareil de même type capable d’enregistrer les visions de Max et souligne ainsi la perte de repères entre le simulacre et la réalité.
Avant eXistenZ, Cronenberg joue sur le côté très organique des technologies : homme-magnétoscope, la fusion entre l’écran et Max qui embrasse la bouche immense de sa partenaire (Nicki Brand alias Debbie Harry), poste de télévision qui explose et régurgite des organes humains sanglants… De manière à la fois métaphorique mais sans renoncer à l’incarnation, le cinéaste souligne la manière dont évolue le rapport de l’homme au monde et comment la technologie le fait basculer du côté d’une « nouvelle chair ». Avant Crash, il montrait déjà la fusion entre le métal et l’organique (ce revolver qui semble greffé à la main de Max) et décrivait l’avènement d’un homme mutant sous les coups de boutoir de la technologie.
Le plus intéressant (et sans doute le plus visionnaire) dans Videodrome, c’est la manière dont Cronenberg file la métaphore de la viralité. Bien avant Internet, il s’intéresse à la multiplicité des images (les chaînes du câble) et à leur viralité : émission piratée depuis la Malaisie et qui s’avère, en réalité, tournée à Pittsburgh, images qui survivent aux corps (le grand savant qui n’apparaît que par écran interposé)… Les images induisent un nouveau rapport au monde et une déréalisation qui se traduisent dans le film par un flou constant entre réalité et hallucinations, lucidité et délire paranoïaque de la part de Renn… Mais l’idée de « viralité », Cronenberg l’applique au pied de la lettre en faisant des innovations technologiques de véritables virus (là encore, c’était avant la banalisation des « virus informatiques »). Cette propagation virale existait déjà dans Frissons et Rage et on la retrouvera sous une autre forme dans La Mouche. Sous l’influence de Videodrome, Max Renn devient une espèce de drogué en manque de stimulation. Les images qu’il ingurgite agissent sur lui mais lui-même semble devenir « producteur » de ce type de spectacles lorsque ses hallucinations sont enregistrées. L’ambiguïté du film tient aussi au fait qu’il n’y a pas d’opposition manichéenne entre un Réel présumé « authentique » et des images qui viendraient le pervertir mais une inextricable fusion affectant profondément la nature même de l’Homme.
Videodrome interroge également les pulsions sadomasochistes de l’humain, son désir d’explorer toujours plus loin les territoires du désir et du plaisir. Spectateur et acteur finissent par fusionner également, donnant naissance à des êtres hybrides, entre ceux qui agissent (les hérauts de la « nouvelle chair ») et ceux qui ne restent que purs fantasmes (Nicki apparait essentiellement sur des écrans) ou de simples images (Brian O’Blivion). Mais là encore, rien n’est clairement tranché et rien n’interdit de voir dans tout le récit une simple projection mentale d’un esprit malade et dépendant aux images violentes.
Ce jeu constant sur les diverses strates de l’image qui contaminent peu à peu l’individu pour le transformer en créature hybrides (souvenons-nous des monstres engendrés par l’esprit en colère de Samantha Eggar dans Chromosome 3) font de Videodrome un film qui n’a pas pris une ride et qui reste, près de 40 ans après sa réalisation, une œuvre vertigineuse.