Schneider, Adjani, Delon et les autres : cinquante éclats de cinéma (2022) de Jérôme D’Estais (Marest éditeur, 2022)

Une autre histoire

C’est sous l’égide d’Edgar Morin et de son essai sur Les Stars que Jérôme d’Estais place son nouvel ouvrage, portrait de cinquante comédiennes et comédiens tracés à partir de tournages conflictuels et/ou douloureux. Avant d’ouvrir le livre, j’avoue que le projet me laissait un peu sceptique et perplexe : non pas quant aux qualités d’analyse de l’auteur déjà maintes fois constatées (qu’on se souvienne, à titre d’exemple, de son bel essai sur Carax chez le même éditeur) mais parce que je craignais qu’il épouse d’un peu trop près les contours de l’époque. En gros, je craignais une approche binaire autour de l’axe bourreau (homme cinéaste de préférence) /victime (femme actrice) qui me semble toujours très réductrice pour rendre compte de la naissance d’une œuvre et qui ne prend jamais en compte la complexité des relations humaines. Ainsi, même si la méthode utilisée par Bertolucci et Brando lors de la fameuse scène de la plaquette de beurre dans Le Dernier Tango à Paris est évidemment contestable et assez dégueulasse, il est pourtant totalement faux de prétendre (comme le pérorait sur les réseaux sociaux l’idiote Jessica Chastain) que Maria Schneider a été violée devant les caméras, à moins de confondre fiction et réalité. De même, faire le lien de causalité entre cette scène et le destin tragique de l’actrice me paraît superficiel tant d’autres facteurs ont pu (dû) entrer en jeu (l’époque, la notoriété, l’argent facile, les critiques réactionnaires, la drogue, etc.). Jean Azarel note d’ailleurs dans l’ouvrage qu’il consacre à Tina Aumont que celle-ci a eu un destin similaire sans passer pourtant par la case « œuvre scandaleuse ». A ce titre, je trouve d’ailleurs que la notice sur Maria Schneider (pourtant beaucoup plus nuancée que ce que je viens de décrire) est sans doute la plus convenue, notamment avec cette curieuse idée de l’associer à Adèle Haenel, actrice beaucoup plus monolithique et fadasse que son ainée.

Mais pour le reste, Jérôme d’Estais parvient à surmonter ces éventuels écueils et évite brillamment ce binarisme en vogue. S’il est difficile de nier que certains cinéastes purent se comporter comme des tyrans sur les plateaux, avec quelques habitués dans ce rôle qui reviennent plusieurs fois dans ces pages : Godard et Melville (qui maltraitèrent leurs acteurs : respectivement Brasseur et Montand pour l’un, Vanel, Belmondo, Delon et Ventura pour l’autre), Carax (même topo mais côté femmes avec Delpy et Deneuve) ou encore l’incontournable Pialat (qui joua la carte de la parité en maltraitant aussi bien ses comédiens – Dutronc, Yanne- que ses comédiennes – Marceau-) ; d’autres cas de figure montrent que les rôles purent être inversés : cinéaste femme harcelant son comédien (Catherine Breillat et Francis Renaud) ou oubliant le concept fumeux de « sororité » (Bonnaire souffrant devant la caméra de Varda ou Béatrice Dalle humiliée par Yolande Zauberman). Les conflits se déroulent parfois également de manière « horizontale », avec des comédiens tentant de vampiriser le tournage ou de faire de l’ombre à leurs partenaires, comme ce fut le cas sur le plateau des Sœurs Brontë de Téchiné (la rivalité entre Huppert, Adjani et Pisier)…

Finalement, la notice qui résume à mon sens le mieux l’intérêt du livre est celle que l’auteur consacre à Fabrice Luchini lorsqu’il tourne sous la direction de Bruno Dumont dans Ma Loute. L’acteur se plaint de la froideur et de la distance de son réalisateur. Il exprime son désarroi face à un rôle qu’il ne comprend pas avant d’être stupéfait par le résultat : « c’est ahurissant, c’est puissamment poétique et irrésistible. » Ce que réalise Luchini et ce que tente de montrer Jérôme d’Estais, c’est qu’au-delà du caractère difficile du tournage, ces rôles enfantés dans la douleur ont aussi permis aux acteurs de sortir de leurs habitudes, des chemins balisés et de montrer une nouvelle facette de leur talent. Et c’est cette histoire du cinéma français, plus buissonnière et secrète, que nous raconte l’auteur, parvenant à saisir de ces moments « électriques » une sorte de vérité du comédien dans ce qu’il a été par la suite ou dans ce qu’il aurait pu être (à l’image de Cédric Kahn offrant une autre stature à Kassovitz acteur dans Vie sauvage).

Un des traits communs qui revient souvent chez Godard, Pialat, Melville, Eustache, Dumont, Carax et d’autres encore, c’est une volonté de briser l’image de la vedette, de lui faire perdre ses habitudes et tics pour accéder à une autre dimension… Il ne s’agit évidemment pas de justifier cette violence (la plupart du temps psychologique mais parfois physique aussi) mais d’analyser le résultat au regard de ces « éclats » et comment ils purent faire bifurquer des carrière dans un sens ou dans un autre (Maruschka Detmers qui ne se remettra jamais vraiment du Diable au corps tandis que Delon, à partir d’Un flic et la mort de Melville, reprendra les rênes de sa carrière : « Après Un flic, il ne reste donc plus d’autres choix à Delon, pour tenter de retrouver un semblant d’unité, que de se prendre en main, de choisir les metteurs en scène : Melville, Visconti, Antonioni, Cavalier sont remplacés par Deray, Lautner ou Giovanni. »).

La belle écriture de Jérôme d’Estais s’accorde parfaitement avec ces portraits à la fois subjectifs et affectifs (on retrouve d’ailleurs des figures sur lesquelles l’auteur s’est déjà attardé : Carax, Zulawski, Eustache…).

En filigrane se dessinent également différentes conceptions du cinéma, différentes manières de l’appréhender et de le faire… Certaines anecdotes pourront choquer les susceptibilités si fragiles de nos contemporains mais sans faire l’impasse sur ce qui relève de l’inacceptable aujourd’hui (car, non, ce n’était pas forcément mieux avant), Jérôme d’Estais parvient à montrer ce que ces conflits ont permis de faire naître : des œuvres d’écorchés vifs, à la sensibilité exacerbée. Il montre aussi la diversité des palettes et des nuances existant entre ces tournages conflictuels, entre la simple mésentente entre une actrice ne se sentant pas assez désirée par son metteur en scène (Romy Schneider sur le tournage des Innocents aux mains sales de Chabrol) jusqu’à la guerre de tranchées et les règlements de compte aux poings (Pialat et Yanne, Belmondo et Melville).

Dans ces luttes de pouvoir, de désirs et de volonté de reconnaissance se niche toute la complexité des relations humaines, relations exacerbées sans doute par la promiscuité d’un tournage et les enjeux (financiers, humains) qu’il charrie. C’est cette complexité que restitue parfaitement Schneider, Adjani, Delon et les autres : cinquante éclats de cinéma tout en montrant parfaitement comment certains parvinrent à extirper de l’or de la fange de ces relations délétères.

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