Keoma (1976) d’Enzo G. Castellari avec Franco Nero, William Berger, Woody Strode

Visages du cinéma italien : 4- Le western

C’est une chose entendue : le western italien, c’est d’abord Sergio Leone. A partir de Pour une poignée de dollars, le cinéaste enterre en grandes pompes le western classique et donne naissance à l’un des plus formidables filons que va connaître le cinéma italien. Mais on le sait également (pardonnez-moi d’enchaîner les évidences comme des perles) que l’arbre Leone cache la forêt d’un genre désormais reconnu comme plus riche que ce que les puristes du cinéma hollywoodien ont bien voulu le dire. Ne citons à titre d’exemple et pour la bonne bouche que les deux autres Sergio : Corbucci (Django, Le Grand Silence, Il Mercenario…) et Sollima (Colorado, Le Dernier Face-à-face...). A partir du début des années 70, le western italien évolue et prend une dimension nettement plus parodique et potache grâce au triomphe d’On l’appelle Trinita d’Enzo Barboni. Lorsque Enzo Castellari tourne Keoma en 1975, le genre est exsangue et s’éteindra à petits feux, supplanté par des filons plus rentables (le poliziottesco et le film gore, par exemple). Le cinéaste fait partie de ces bons artisans s’adaptant à tous les courants lucratifs du cinéma de genre, naviguant du western (Django porte sa croix) au poliziottesco (sans doute le genre dans lequel il a le plus excellé : Big Racket, Le Témoin à abattre, Un citoyen se rebelle) en passant par le film catastrophe postnucléaire pour surfer sur le succès de Mad Max (Les Nouveaux Barbares) ou le cinéma d’horreur inspiré par Les Dents de la mer (La Mort au large).

Dès sa scène originelle, Keoma surprend par son ampleur et par son souffle. Keoma, le héros éponyme du film est un enfant indien autrefois recueilli par Shannon (William Berger), l’un des tireurs les plus rapides de l’Ouest. Rejeté par la fratrie Shannon, Keoma part combattre pour l’Union tandis que sa famille reste du côté des confédérés. Lorsqu’il revient dans sa bourgade, il constate qu’elle est ravagée par la peste et sous la coupe d’un riche propriétaire qui a recruté ses frères dans ses troupes…

Même si certains motifs évoquent le cinéma de Leone (le justicier solitaire et taiseux, incarné ici par Franco Nero, la démystification de l’Ouest américain…), on constate très vite que Castellari ne cherche jamais à singer le maître, ni sur la forme, ni sur le fond. Ainsi, sa mise en scène n’hésite pas à retrouver le lyrisme des « classiques » (plans larges, longues chevauchées sur fond de paysages splendides…) tout en trouvant des astuces permettant de rendre la narration novatrice. Je pense en particulier à cette manière de dynamiter le traditionnel flash-back (un des pivots du western italien, avec notamment celui insurpassable à la fin d’Il était une fois dans l’Ouest) en mêlant dans un même plan le passé et le présent (comme si le personnage était lui-même spectateur des événements qu’il a vécus autrefois). Le film regorge d’idées de mise en scène, qu’il s’agisse de l’utilisation de la musique et de chansons qui agissent comme une sorte de chœur antique commentant l’action ou encore ce finale étonnant, qui apparait traditionnellement comme une sorte d’acmé du western et qui est traité ici avec une célérité étonnante et où le son des coups de feu est remplacé par les cris du bébé d’une femme en train d’accoucher à proximité de l’action.

A sa manière, Keoma est presque davantage une tragédie shakespearienne qu’un western classique. Castellari fait apparaître régulièrement une vieille femme qui s’adresse à Keoma et qui peut faire songer aux sorcières de Macbeth tandis que la lutte fratricide évoque Le Roi Lear. Avec les apparitions de cette « sorcière » (qui semble prévenir l’avenir), ce fatum dicté par les chansons folk (qui ont un petit côté Léonard Cohen) et le personnage fantomatique de Keoma, Castellari flirte aussi bien avec le fantastique qu’avec la parabole biblique. En effet, Keoma, c’est aussi le retour du fils prodigue, celui qui revient au pays et obtient les faveurs du père et s’attire la jalousie des frères. En tant qu’indien, il représente également les « enfants rejetés » par l’Amérique : aussi bien les peaux rouges que les Noirs. Ce n’est donc pas un hasard si Keoma s’allie avec George (incarné par le grand Woody Strode) qu’il admire depuis l’enfance. Sans tomber dans la fable lourdingue, Castellari parvient à se placer du côté des minorités exclues. Son personnage acquiert alors une dimension christique (la longue chevelure de Nero et sa « crucifixion » sur une roue aidant à l’identification) : celui du fils qui vient venger son père dont on a oublié la parole et faire expier aux américains leur violence (leur péché ?) originelle.

Pour la richesse des interprétations qu’il offre et l’ampleur de sa mise en scène, Keoma est assurément l’ultime chef-d’œuvre du western italien.

Retour à l'accueil